Sous la direction de Peter Szendy, avec Anja Aronowsky Cronberg, Jean-Marc Chapoulie, Bjorn Christiansen (Superflex), Ariane d’Hoop, Daniel McClean, Rotor (Maarten Gielen & Renaud Haertlingen), Paula Gerbase et Dork Zabunyan.
À la question « Avec quels yeux voyons-nous ? », le bon sens croit pouvoir répondre : chacun avec les siens. Chacun sa façon de voir, chacun son point de vue. Et dès lors, le grand rêve, le fantasme ou l’idéal serait de pouvoir voir avec les yeux de l’autre. Épouser, adopter le point de vue de l’autre, dans ce qu’on espérerait pouvoir appeler, selon une généreuse et compréhensive ouverture, un échange de vues.
Et si nous prenions le problème autrement ?
Et si nous commencions à penser que ces yeux avec lesquels nous voyons sont déjà traversés, tramés par le regard de l’autre ?
L’enjeu ne serait pas, du coup, de s’efforcer de prendre ou de comprendre l’altérité de l’autre point de vue, mais plutôt de faire émerger, de laisser affleurer ce point de vue tout autre qui loge dans le mien et le travailler de l’intérieur pour le rendre possible comme tel.
C’est ce que l’on pourrait entreprendre d’interroger à partir de ce que Harun Farocki*, en reprenant au cinéma des années vingt l’expression de phantom shot, a appelé un « plan fantôme subjectif », vu depuis le point de vue de personne. De tels plans, toutefois, ne sont peut-être pas exclusivement l’œuvre de la technique, celle des caméras de l’armée ou celle des jeux vidéos mis en scène par Farocki notamment dans ses Serious Games, même s’il est vrai, assurément, que nos regards sont configurés en profondeur par leur appareillage et par les dispositifs qui les relaient.
Pourrait-on aller jusqu’à penser que, même à l’œil nu, un regard fantôme habite toujours le « mien » ? Telle est l’hypothèse que Les Prolégomènes consacrés aux conditions du regard tenteront de mettre à l’épreuve de toutes les manières possibles ― discursives, pratiques, démonstratives, joueuses, provocantes, exploratoires, aphoristiques...
On se souviendra de ce propos de Nietzsche, que l’on pourrait faire résonner avec tant d’écrans actuels : "La majeure partie de l’image n’est pas une impression des sens, mais le produit de l’imagination (Phantasie-Erzeugnis). "
Or, dans ce même fragment posthume de l’automne 1881, Nietzsche notait également : "Bien entendre, c’est continuellement deviner et compléter." L’idée d’un regard hanté par la Phantasie (que l’on traduit souvent et faiblement par l’imaginaire, oubliant de prêter attention à la puissance fictionnante des fantasmes et fantômes) devrait donc aussi s’accompagner d’un questionnement de l’oreille de l’autre ou de l’autre oreille qui réside dans la nôtre : l’oreille fantôme depuis laquelle nous pouvons écouter.
— Peter Szendy
* « Le point de vue de la guerre », dans Trafic, n° 50, 1991.