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Rencontre

Tada ! Ingrid Luquet-Gad à propos de "Reproductive Exile" de Lucy Beech

Ingrid Luquet-Gad, critique d'art, présente Reproductive Exile (2018) une œuvre vidéo de Lucy Beech faisant partie de la Collection Lafayette Anticipations.

Née en 1990, Ingrid Luquet-Gad est critique d’art.

Après des études de philosophie et d’histoire de l’art à la Freie Universität à Berlin et à la Sorbonne à Paris, elle est actuellement en charge de la rubrique « art » du magazine Les Inrockuptibles et collabore régulièrement aux revues Artforum, Cura, Flash Art et Spike. Au fil d’essais, de textes de catalogues et de conférences, ses écrits théoriques explorent la complexité, les ambiguïtés et les contradictions des subjectivités individuelles et collectives : leurs représentations, leurs médias, leurs langages et leurs affects, tels qu’exprimés par ces artistes qui dansent sur la crête des temps présents.

Lucy Beech réalise des films qui se situent souvent entre documentaire et fiction, et ont pour sujet les communautés de femmes marginalisées.

L’artiste a exploré la façon dont des contextes tels que la biomédecine, la mort, le bien-être, le diagnostic et la maladie entraînent la construction d’un récit, en mettant l'accent sur le pouvoir et la production de visibilité en rapport avec le corps féminin, ainsi que les structures de soin, le bien-être et les économies déployées autour de ces thèmes. L’artiste est diplômée de la Slade School of Fine Art à Londres et de Open School East, à Londres/Margate.

Parallèlement à sa pratique individuelle, Lucy Beech a travaillé avec Edward Thomasson (depuis 2007), avec qui elle développe des chorégraphies incluant la construction de son en direct.

Elle a présenté des expositions et des performances à Lafayette Anticipations (2018) ; la Tate Britain, Londres (2017) ; la Biennale de Liverpool (2016) ; Maureen Paley, Londres (2016) ; Site Gallery, Sheffield (2016) ; Lisson Gallery, Londres ;  Frieze Live, Londres ; James Fuentes, New York ; Tetley Leeds ; The Harris Museum and Art Gallery, Preston (2015).

Bibliographie

Article de Andrew Kramer, "100 Babies Stranded in Ukraine After Surrogate Births", The New York Times, 16 May 2020 

Hasssam Ihab, The dismemberment of Orpheus Toward a Postmodern Literature. 1971. Oxford University Press.

Hayles N. Katherine, Comment nous sommes devenus des posthumains. 1999. University of Chicago Press.

Braidotti Rosi, The Posthuman. 2013

Mcrobbie Angela, Feminism and the Political. 2002. Routledge.

Mcrobbie Angela, Postmodernism and Popular Culture. 2005. Routledge.

Mcrobbie Angela, The Aftermath of Feminism. 2008. Sage Publications.

Transcription

Je m'appelle Ingrid Luquet-Gad, je suis critique d'art, je travaille essentiellement aux Inrockuptibles et mon travail de recherche se concentre sur les nouvelles subjectivités, sur la manière dont elles sont reconfigurées par les nouvelles technologies, par toutes ces nouvelles choses, ces nouveaux affects, ces nouveaux dispositifs, qui finalement vont remettre en question la conception de l'humain et du sujet. Donc aujourd'hui je vous propose d'approfondir le thème du vivant dans l'art. La vie c'est en quelque sorte un non-sujet, la vie on sait ce que c'est tout comme le sujet humain et donc il n'y aurait en quelque sorte aucune raison pour que les artistes s'y intéressent. Sauf que depuis quelques années on se rend compte que finalement la vie est devenue à nouveau problématique, elle est totalement reconfigurée. Et c'est à ce moment-là qu'on va avoir des jeunes artistes qui vont s'en emparer et qui vont vraiment se mettre à travailler sur cette vieille question ontologique qu'on pensait avoir disparue depuis 500 ans sous des couches d'humanisme et d'un canon plutôt centré sur les relations affectives et structurelles entre les humains.

Donc aujourd'hui nous allons parler essentiellement du travail de Lucy Beech qui est une jeune artiste vidéaste née en 1985, et aujourd'hui basée entre Londres et Berlin . La vidéo que je vous propose d'explorer avec moi s'appelle Reproductive Exile c'est-à-dire exil reproductif, et elle a été produite en 2018 par la Fondation Lafayette. Donc on la voyait pour la première fois à la Fondation Lafayette dans le cadre de l'exposition de réouverture, Le Centre ne peut tenir. Cette vidéo, elle apparaissait dans un dispositif de cinéma, dans une salle noire, donc où on était conscient qu'on pénétrait dans un espace retiré où prévaut le pacte narratif.

Donc le travail de Lucy Beech joue beaucoup sur des dispositifs entre réel et fiction, elle montre une espèce de nouvelle normalité qui est sur une ligne vraiment très infime entre réel et fiction. Lorsqu'on la voyait la première fois dans l'exposition, le pacte narratif était établi : on savait qu'on allait voir une fiction, un film donc une intrigue au final soustraite du réel. Aujourd'hui lorsqu'on la reprend à peine 2 ans plus tard, on se rend compte que cette nouvelle normalité est devenue un peu notre quotidien à tous, c'est-à-dire que moi quand je l'ai revu sur mon écran d'ordinateur, il y a eu tout l'effet du confinement où au final l'ordinateur est devenu une fenêtre entre soi et le monde. Donc ces images on les reçoit plus de la même manière, on ne sait pas si c'est des fake news, on ne sait pas d'où elles proviennent, est-ce qu'elles ont été tournées, est-ce que c'est un clip publicitaire pour une entreprise de pharmaceutique et finalement tout ça s'est brouillé.

Au même moment où j'ai commencé à regarder la vidéo, j'avais lu un article dans le New York Times qui parlait en fait exactement du sujet de la vidéo c'est-à-dire de la reproduction assistée dans les pays de l'Est transformée en entreprise néo-libérale. L'article du New York Times se concentrait sur 100 bébés ukrainiens qui étaient encore en transit dans une clinique en Ukraine puisque leurs parents américains n'avaient pas pu aller les chercher puisque les frontières étaient fermées. Donc là on se rend à quel point en quelques années, le travail de Lucy Beech a basculé et finalement nous parle depuis cette interzone très floue, où le vivant est à la fois un objet de redéfinition, le vivant est traversé par des flux de machines autant que des fluides animal, mais également est devenu un enjeu néolibéral comme un autre. Et donc le travail de Lucy Beech se situe vraiment à cet interstice, c'est-à-dire c'est un questionnement ontologique assez large sur la vie, le sujet, l'humain,le vivant, dans ses frontières avec l'animal, avec la machine, mais une fois que le thème de la vie est redescendu sur terre, on voit aussi à quel point il devient un enjeu capitaliste et de distinction aussi genrée du travail.

Donc pour rentrer un peu dans le sujet de la vidéo, Reproductive Exile donc pendant 30 minutes suit le trajet d'une femme qui se rend en République Tchèque pour justement être assistée dans son travail de reproduction. Dans cette clinique elle va découvrir un groupe de femmes, il y a à la fois les femmes qui gèrent cette entreprise, les femmes qui sont dans la même situation qu'elle, et tout un personnel soignant dont le rôle est assez peu défini. On va la suivre donc à travers un long traveling où elle est toujours assez seule, elle traverse plusieurs espaces frontières, à la fois des autoroutes, des espaces désaffectés, beaucoup de sas, beaucoup de halls d'attente, beaucoup d'écrans d'iPhone également et donc on va se rendre compte que les rumeurs finalement commencent également à l'envahir. On ne sait pas trop si les hormones qu'on va leurs injecter sont des hormones de chevaux, si ce sont des hormones de femmes ménopausées, elles-mêmes se posent la question si finalement la clinique n’aurait pas acheté ces hormones sur eBay, est-ce que ça ne serait pas des hormones usagées, périmées, qui seraient rentrées dans ce business finalement très lucratif de la reproduction . Et donc tout le film repose un peu sur cette charnière, on ne sait pas trop ce qui se passe, on sait pas trop si c'est  de la rumeur. Et on ne sait pas non plus quel est le statut de cette machine centrale qui s'appelle EVE, Eve comme la première femme, qui ressemble à un disque dur agité de fluides et donc à laquelle la femme va commencer à s'identifier. Donc c'est là où on comprend aussi qu'on est dans un enjeu à la fois du vivant mais aussi vraiment de l'économie ; le film est comme ça constellé de l'apparition de logos, il y a cette pochette Fedex, il y a la mention eBay, et donc aussi cette drôle de machine dont on nous dit que c'est un peu une nouvelle matrice qui finalement va éviter de faire des tests sur les animaux. Donc on est aussi dans ce basculement entre des questions éthiques et finalement de rentabilité.

Donc on voit aussi à travers la vidéo à quelle point la vie est redescendue dans cette zone assez floue où finalement la seule manière de sortir peut-être des frontières de genre, de tous les binarismes de sexe, de race et de classe, c'est au final par la grosse entreprise néolibérale qui remet tout à plat c'est-à-dire qu'on voit ce groupe de femmes, qui expliquent que tout est centré sur le care, sur l'attention, sur ce travail comme ça d'empathie mais au final qui est également un business extrêmement lucratif qui passe au-delà des frontières des états nations. Donc on est toujours dans ce basculement, où effectivement l’État ne fournit plus l'assistance qu'il devrait à ces personnes, on a deux cas dans la vidéo : une femme qui n'a plus d'utérus, et un homme célibataire. Donc dans leur pays d'origine, on ne sait pas lequel mais on suppose que ce sont des pays occidentaux plutôt riches, ils ne pourraient pas avoir accès à la reproduction. Et là en République Tchèque comme dans le cas de l'Ukraine mentionné dans l'article, on est dans un pays beaucoup plus pauvre et donc où cette zone de non droit finalement va être dépassée,  à la fois au service d'un impératif éthique mais également pour des raisons purement de rentabilité.

Le travail de Lucy Beech interroge donc ces nouvelles subjectivités, cette nouvelle fabrication du vivant dans un laboratoire et c'est en cela qu'elle se situe dans toute une tradition de pensée post-humaniste. Le post-humanisme, on a l'habitude de l'associer davantage à un humain augmenté ; on pense toujours l'humain, post-humain, par des représentations qu'on en a jusqu'ici par la science fiction, donc on va avoir un humain qui va être comme ça lardé de prothèses, d'extensions, qui va être un surhomme et au final où la vie est toujours pensée par rapport à la question de la mort et du dépassement de la mort. Toute la pensée qu'on reçoit par les films des années 50, par les écrits aussi des années 50, finalement va se concentrer sur un virtuel qui a totalement délaissé la chaire ; le corps n'existe plus, on pense qu'on va tous vivre dans un cloud qui sera le meilleur des mondes et où finalement on sera tous égaux.

Et donc la pensée post-humaine est souvent assez mal comprise en ce sens que justement par le post-humanisme il s'agit de repenser le statut de la chaire et le statut de la vie, mais au niveau des représentations, c'est assez compliqué de donner des représentations de la vie puisque la vie est précisément ce qu'on ne peut pas définir, sauf par opposition, par opposition à la mort, par opposition à la maladie et par opposition à l'inerte. Or là dans la vidéo, on a comme ça cette entremêlement où la vie est au confins de la machine, de l'animal et du libéralisme mais au final reste quand même cette matière, ce cœur de chaire et d'affect qui serait peut-être son cœur éternel et au final beaucoup plus sensible et incarné.

Donc je voulais revenir aussi sur 2 ouvrages clé du post-humanisme, qui mettent un peu en scène cette évolution du vivant à partir d'un vivant augmenté vers une vie nue comme la définit Giorgio Agamben. Le terme de post-humanisme apparaît pour la première fois en  1970 chez un théoricien qui s'appelle Ihab Hassan. Donc lui il écrit un livre qui parle du mythe d'Eurydice, et d'Orphée donc qui montre un peu comment on va aller chercher le vivant depuis les enfers et le ramener sur la terre.

La première théorisation en revanche du post-humanisme depuis le champ des sciences sociales, on le doit à Katherine N. Hayles qui en 1999 va écrire son ouvrage de référence sur le post-humain qui s'appelle « Comment nous sommes devenus post-humains, les corps virtuels dans la cybernétique, la littérature et l'informatique ».Pour l'instant le thème à l'époque où elle s'en empare est assez peu défriché donc elle, elle va s'appuyer justement sur toutes ces références littéraires de science fiction et de films, qui nous parlent d'un monde totalement différent qui s'annonce par des signes, qui s'annonce par tout un ensemble de codes où on a plutôt des cyborgs au final, des créatures qu'on ne reconnaît pas trop et donc qui figurent plus qu'un post-humain, un au-delà de l'humain. Donc son livre est le premier à faire vraiment ce travail de synthèse donc elle va devoir passer un peu par toutes ces références, mais ouvrir au final sur la question de l'incarnation, en disant, bon, finalement derrière tout ces corps, on a besoin de la fiction pour sortir de cette pensée post-structuraliste qui a enfermé l'humain dans des carcans, on a besoin du cyborg pour tuer l'homme de Vitruve, qui au final est un homme mâle blanc valide. Comment on sort de ça ? ça va être par le cyborg, par les aliens, par tout ça, mais au final il reste quand même un corps de chair qui est là. Et donc elle, ça va être un peu la première à ouvrir son ouvrage sur le désir humain, sur le fait que le post-humanisme peut n'être ni anti-humain,  ni non plus post-apocalyptique. Il y a aussi cette dimension-là évidemment que le post-humain serait forcément associé à une guerre planétaire, une guerre de l’espace, quelque chose comme ça de très sensationnaliste, qui reste encore dominé par une espèce de figuration quand même assez masculine, de domination, de domination sur la nature, de domination sur les autres espèces. Et elle, elle va poser à la toute fin de son ouvrage, le postulat que justement avec le post-humain, on peut échapper à tout ça, on peut échapper aux canons, aux canons des sciences humaines, on peut échapper à cet humain qui serait séparé de l'animal, de la machine et qui serait comme ça maître et possesseur de la nature, mais on peut aussi échapper à toute cette définition genrée de l'humain.

Ça c'est la conclusion de son livre et il faudra attendre presque une décennie pour qu'une seconde théoricienne, une femme également, remette sur le tapis la question du post-humain. Entre temps le monde a changé, toutes ces possibilités qui étaient en germe qu'on entrevoyait déjà, par le biais de l'intelligence artificielle, par le décodage de l'ADN, sont devenues des réalités concrètes et on en vient au début des années 2010, en 2013 lorsque Rosi Braidotti écrit son livre sur le post-humain, à une réalité qui déjà est informée par tout ça. Tout est traversé de flux, tout est transpercé et donc on a déjà les OGM, on a les prothèses, on a la robotique et dans son livre elle va aussi consacrer un chapitre à la reproduction assistée. Donc pour elle, une fois que ces thèmes-là sont ancrés dans la conscience populaire, elle va vraiment pouvoir aller au-delà et faire ce travail de déconstruction des catégories. Rosi Braidotti a un positionnement qui est explicitement féministe, elle inscrit d'emblée le post-humain dans un féminisme qui n'est plus rattaché au corps de la femme et donc qui n'est plus rattaché non plus à la reproduction. Donc ça c'est un peu le grand basculement dans la conception de l'humain, en disant ce qui reste au final c'est les affects, c'est pas du tout le corps, le corps n'est pas dépassé mais le corps reste en tant qu'il est souffrance, plaisir, douleur et trouble. C'est aussi la manière de se demander qu'est-ce qui reste au final de l'identité  lorsque l'humain est fractionné en flux, en organes et en codes génétiques.

C'est aussi là qu'apparaissent pour la première fois ou du moins formulé aussi explicitement les termes de réseau de savoir et de pouvoir : Rosi Braidotti pense dans une optique qui est explicitement foucaldienne mais nous dit que la réalité que décrivait Foucault, avec la surveillance, la bio-politique, finalement ne correspond plus trop à la nouvelle donne qui est encore plus atomisée, on est dans une surveillance qui est non plus panoptique mais informatique et donc où tous ces systèmes-là vont être à repenser de manière également atomisée. Donc pour elle, elle va nous dire que finalement la question du pouvoir en tant que féministe aussi, reste toujours central, c'est pas parce que les binarismes ont été dépassés qu'on ne fait plus de séparation entre les hommes et les femmes, que les structures de pouvoir, elles, ont été dépassées. Pour elle, elles se sont simplement déplacées, elles sont également renforcées.

Donc toute son optique est de dire, de finalement mettre sur le tapis, que le paysage politique du post-humain n'est pas forcément moins sexiste ou moins raciste mais on n'a pas encore les codes de la pensée, c'est-à-dire qu'elle va dire la machine en effet est construite sur un modèle qui est transgenre, qui n'a pas de genre mais les humains qui en sont les opérateurs reproduisent évidemment cette distinction.

Dans la vidéo Reproductive Exile, il y a donc ce second volet qui est aussi central, qui est que la science ne libère pas les individus. Finalement, c'est une manière d'aller contre tout ce que les théoriciennes féministes des années 90 ont essayé de mettre sur le tapis dont Donna Haraway qui s'est livrée à une déconstruction de la science parce que pour elle la science était explicitement masculine, elle venait reconduire des dominations, des relations de domination sur la nature. Et là avec Lucy Beech, avec tous ces écrits post-humanistes qui sont passés depuis, on se rend compte que finalement la science reste un instrument de pouvoir pour tout le monde et y compris pour ce groupe de femmes. La manière dont elles déplacent le sujet c'est vraiment de nous montrer les relations de pouvoir qui se tissent entre ces différentes femmes, dont l'une est une chef d'entreprise, l'autre est dans le besoin d'avoir cette reproduction assistée et les autres sont dans un travail de soin qui finalement sont aussi une manière de contrôler certainement le groupe et d'implanter une logique de pensée collective au sein de ces individus qui finalement n'avaient rien demandé d'autre que de commander leur progéniture sur internet puisqu'il est fait allusion explicitement au fait que ce soit sur un site internet.

Donc on voit aussi réapparaître un thème central chez Lucy Beech qui est la persistance du travail genré, même au sein du néolibéralisme d'un écosystème plutôt post-humain et sans genre ; c'est donc une reprise également des thèmes développés par certaines sociologues, je pense notamment à Angela McRobbie qui, à la fin des années 2000, va également montrer que finalement le néolibéralisme et toutes les valeurs créatives qui vont dès lors être associées au travail, finalement reproduit et fige encore plus les distinctions genrées du travail. Elle va montrer que toutes ces valeurs de créativité, de réalisation de soi par le travail ne sont finalement pas tant une émancipation qu'une manière justement de contrôler entièrement le corps, la créativité et la vie de ces personnes. Angela McRobbie nous parle notamment de la mode qui va être une manière pour beaucoup de se sortir d'un carcan identitaire par la transformation de soi mais qui demande une totale disponibilité et qui pour elle sclérose encore plus les distinctions genrées du travail.

Évidemment lorsqu'on est dans un domaine de biologie, on comprend à quel point la position est double puisque ces femmes cherchent en effet à reprendre le contrôle de leur propre reproduction ; toute une partie du film nous explique qu'auparavant, les scientifiques étaient des hommes mais également les tests, ces souris de laboratoire ou ces chevaux qu'on voit là dans la vidéo, étaient des animaux de sexe masculin. Donc la directrice du laboratoire nous explique à quel point tout ce travail a finalement été biaisé, mais le fait que ces femmes souhaitent reprendre le contrôle de leur reproduction procréative, ça peut finalement être aussi une manière de figer ces codes-là.

On est toujours chez Lucy Beech sur une frontière comme ça assez fine, l'un de ses films s'appelle d'ailleurs Pharmakon pour nous montrer que toute réalité à la fois remet des poisons ; c'est là où Lucy Beech a un discours qui colle également vraiment à cette nouvelle normalité qui est sur toutes les lèvres, puisqu'on sait jamais trop, elle invente des fictions mais c'est pas des fictions qui vont nous aider à résoudre un point de la réalité, c'est pas des fictions avec un arc narratif, avec un début, une fin, mais plutôt une espèce de boucle comme ça récursive sans fin, où on ne sait pas trop, on est figé dans une espèce de flou et d'indistinction qu'elle se garde bien de venir résoudre mais qu'elle va toujours au contraire complexifier. 

Pharmakon est un film qu'elle a réalisé 2 années auparavant pour la biennale de Liverpool et c'est aussi un film qu'on relit de manière totalement nouvelle aujourd'hui, puisque tous ces thèmes qu'on recevait auparavant effectivement par des écrits, par des articles, plutôt de manière théorique, comme je l'ai montré d'abord par des films, d'abord par des récits narratifs, de plus en plus aussi par le canon universitaire qui est en train de changer, c'est quelque chose que maintenant on expérience au jour le jour. Et donc dans Pharmakon il va s'agir cette fois d'un groupe de femmes, on est toujours sur cette dimension d'auto assistance, de reprendre le contrôle de fonctions que l'état n’arrive plus à assurer. Et ce groupe de femmes en fait est confronté à une étrange épidémie et va devoir s'aider, s'auto diagnostiquer et tester des médicaments.

Donc là aussi on est dans une étrange relation de pouvoir ; où finalement cette dimension palliative qui échappe à un soin de plus en plus privatisé également, de plus en plus cher, qui cherche des solutions alternatives, va constituer une relation de pouvoir également assez tyrannique. On sent comme ça le besoin de ces femmes de se conformer à certains mécanismes, à certains gestes qui sont toujours les mêmes et voilà, on est toujours dans cette dimension où finalement on se libère d'une première oppression pour retomber dans une autre. La position c'est également bien sûr celle des femmes, là on a aussi toujours des relations comme ça assez codifiées entre la femme qui est dans la relation de pouvoir, qui parle, qui s'exprime, qui apprend les gestes aux autres, et ces femmes qui finalement ne sont pas tant dans une espèce d'autodéfense ou d'auto guérison, mais qui se contentent de répéter des gestes qu'elles ne comprennent pas non plus et finalement qui n'ont pas vraiment d'autre provenance que celle d'un leader assez charismatique.

Donc ces sociétés,finalement, purement féminines que met en scène Lucy Beech ont fini par ne plus faire attention s'il s'agit de femmes ou d'hommes puisque ce qu'on voit, c'est avant tout des rapports de pouvoir dans une nouvelle économie et dans une nouvelle manière de concevoir la vie. Lucy  Beech donc, par rapport à la vie, nous montre le moment où le vivant est devenu un objet de savoir et de pouvoir, où la question de la vie est un thème de recherche à part entière, mais permet justement d'enclencher des questionnements sur la société plus vaste dans une logique post-foucaldienne et également et post-humaniste.

On peut également établir bien sûr un parallèle avec Rachel Rose, qui a un travail contrairement à Lucy Beech, qu'on ne peut pas vraiment reconnaître ou circonscrire puisqu'elle travaille non pas sur du  film mais vraiment sur du collage et sur du found footage. Donc le travail de Rachel Rose, c'est comme on le disait à propos de la vie, son esthétique c'est comme la vie c'est-à-dire tellement vaste qu'on ne peut pas trouver de socle commun. Et au final chez Rachel Rose, qui passe par l'exploration de contes, par l'exploration de maisons modernistes, par l'exploration de récits de sorcières et qui remonte au final assez loin dans l'histoire, il faut toujours, en fait c'est très compliqué de trouver un cœur commun. Et c'est elle-même qui le dira que finalement son exploration c'est la vie et tous ces récits sont une manière de formuler différemment ces questions qu'on peut se poser par rapport à la vie.

Donc c'est vrai que Rachel Rose qui est de génération équivalente à Lucy Beech, finalement se pose la même question de la vie, elle la pose de manière différente puisqu'elle ne va même pas y répondre par le Pharmakon, elle va même pas y répondre par cette manière de brouiller les pistes mais en prenant des éléments narratifs et des images très concrètes et en les superposant. C'est également pour elle une manière, elle le dit elle-même de s'affranchir d'artistes qui auraient plutôt travailler sur la mort, sur l'au-delà ou sur la machine.

Et finalement elle est une des premières également avec Lucy Beech, à oser s'emparer de ce questionnement qui est finalement ontologique et de cette question de la métaphysique du vivant. Elle-même s'intéresse à l'impermanence, et donc va nous dire que chaque histoire spécifique est une manière vraiment de donner forme sensible à cette question de la vie, de la mort, du cycle et de la génération, toutes ces questions au final qu'on n'associe à aucune forme narrative, sauf celle de leur dépassement.

Et chez Rachel Rose également on se rend compte de ça, à quel point la question de  l'affect est devenu central : l'affect, le care, toutes ces questions qui également étaient auparavant associées à une essence féminine, à un travail genré, tout ce travail du care, revient également chez Rachel Rose mais comme une manière de définir le vivant en disant ce qui reste c'est l'affect, au cœur de la cellule, au cœur de l'oeuf il va rester ce cœur d'affect et de cellules et de réseaux.