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Un entretien avec Rebecca Lamarche-Vadel, mettant en perspective les interrogations de l'artiste face aux bouleversements qui agitent le monde au sein de son travail.

De la préhistoire aux mondes imaginaires du futur, Marguerite Humeau parcourt de vastes distances dans l'espace et le temps dans sa quête des mystères de l'existence humaine.

Marguerite Humeau donne vie aux choses perdues, qu'il s'agisse de formes de vie éteintes ou d'idées disparues de nos paysages mentaux. En comblant les manques de connaissance par la spéculation et des scénarios imaginés, son objectif est de créer de nouvelles mythologies pour notre époque contemporaine.

Elle est diplômée du Royal College of Art de Londres depuis 2011.

Plusieurs expositions monographiques de son travail ont été organisées, notamment à Lafayette Anticipations, Paris (2021) ; Jeu de Paume, Paris (2020) ; Kunstverein Hamburg (2019) ; Museion, Bolzano (2019) ; New Museum, New York (2018) ; Tate Britain, Londres (2017) ; Haus Konstruktiv, Zürich (2017) ; Schinkel Pavillon, Berlin (2017) ; Nottingham Contemporary (2016) ; et Palais de Tokyo, Paris (2016).

Le travail de Marguerite Humeau a également été présenté dans de nombreuses expositions collectives, notamment à Lafayette Anticipations (2024), à la Kunsthalle Basel (2021), à la Biennale d'Istanbul (2019), au Centre Pompidou, Paris (2019), au MAMVP, Paris (2019) et à la High Line, New York (2017) ; Château de Versailles, France (2017) ; Kunsthal Charlottenborg, Copenhague (2017) ; FRAC Midi- Pyrénées, Toulouse, France (2017) ; Serpentine Galleries, Londres (2014) ; et Victoria and Albert Museum, Sculpture Gallery, Londres (2014).

 

Rebecca Lamarche-Vadel est directrice de Lafayette Anticipations, Fondation des Galeries Lafayette. Elle était en 2020 la commissaire générale de la Biennale de Riga, "and suddenly it all blossoms", et réalisatrice du long métrage tiré de l'exposition.



De 2011 à 2019, elle est curatrice au Palais de Tokyo où elle a assuré le commissariat, entre autres, des cartes blanches à Tomas Saraceno, ON AIR (2018-2019) et à Tino Seghal (2016). Elle y a également présenté les expositions de Marguerite Humeau, FOXP2 (2016), d'Ed Atkins, Bastards (2014), Evian Disease d'Helen Marten (2013), ou encore Mo'swallow (2014) de David Douard, ainsi que l'exposition collective Le bord des mondes (2015). 

Elle collabore régulièrement avec des institutions internationales, avec les projets 72 hours of truce : exploring immediate signs (2013) et Bright intervals (2014) au MoMA PS1 (New-York), FOXP2 (2016) à Nottingham Contemporary, Landscape (2014) avec le Stedelijk Museum (Amsterdam) ou encore Des présents inachevés en résonance de la Biennale de Lyon (avec Oliver Beer, Julian Charrière, Jeremy Shaw et Benoît Pype, 2013). En 2017, elle était co-commissaire de l’exposition Voyage d’Hiver au Château de Versailles.

Rebecca Lamarche-Vadel publie régulièrement dans des revues et catalogues français et internationaux, elle intervient dans de nombreux séminaires et jurys en France et à l’étranger (FIAC, Pavillon français de la Biennale de Venise etc).

Elle est diplômée en Histoire de l’Art, Histoire et Sciences Politiques de l’Université Paris I - La Sorbonne.

Bibliographie

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Filmographie

Agnès Varda, Les Glaneurs et la Glaneuse, 2000

Transcription

Rebecca Lamarche-Vadel

Bonjour à toutes, bonjour à tous. Je suis ravie de vous retrouver aujourd’hui pour le premier événement lié à notre public programmes en ligne, celui de la Fondation Lafayette Anticipations.

C’est à dire que l’on se pose cette question - cette saison - de savoir comment nous transformons le monde en transformant nos relations avec lui, en redonnant une dignité à des choses que l’on ne voyait plus ou que l’on ne voyait pas; et comment, finalement, notre lien au monde, cette relation parfois très intime peut être transformée au travers de gestes si modestes soient-ils, qui sont des révolutions en soi. 

Et c’est pour ça qu’aujourd’hui, pour notre premier événement, j’ai le plaisir d’avoir une conversation avec Marguerite Humeau. Marguerite, Bonjour. 

Il nous a paru très important de t’entendre aujourd’hui et de pouvoir discuter avec toi, parce que tu as une pratique qui s’est toujours intéressée à la question du vivant. On sait que toute ton oeuvre, que tu déploies depuis plusieurs années maintenant, s’intéresse toujours d’une manière ou d’une autre aux mystères de l’existence. Et c’est ce qui nous rappelle aussi des oeuvres que l’on présente en ce moment à la Fondation comme celles de Rachel Rose qui s’appelle Wil-O-Wisp, dans laquelle Rachel s’est interrogée aux liens entre la nature et les femmes, et comment les femmes, à une certaine époque - c’est-à-dire à la fin du XVIIe - avaient une relation extrêmement intime avec la nature au travers de figures que l’on a appelé les sorcières notamment, et comment ces liens extrêmement intimes permettaient de décrire une collaboration entre les êtres, et comment cette relation a ensuite été mise à mal  par l’ensemble d’un programme qui était beaucoup plus lié à la maîtrise de la terre, à sa domestication, à la manière avec laquelle nous avons fait du monde une ressource que nous utilisons en permanence pour notre propre production.

C’est pour moi un immense plaisir de pouvoir discuter avec toi d’un projet très particulier qui t’a animé ces derniers temps, et avec lequel tu as pu enrichir notre programme public. C’est-à-dire une vidéo que tu as réalisée pendant le confinement; une vidéo autour du glanage. 

Le glanage c’est cet art de regarder des choses que l’on ne voyait plus, en l'occurrence d’autres êtres vivants, et pour toi les plantes qui t’entourent. Notre conversation va s’intéresser à comment cette vidéo a pu grandir au travers de ton travail ces dernières années.

Comment l’idée du glanage t’es apparue et quel est la genèse de la vidéo Weeds ?

Marguerite Humeau

Peu à peu j’ai commencé à m’intéresser aux sciences occultes et à vraiment comprendre que c’est la manière dont on a été éduqué même à l’école, de réaliser qu’il y a un discours qui est clairement censé être véritable parce qu’il a été écrit et qu’il a été rendu officiel, mais qu’il y a une multitude d'autres discours qui n’ont jamais été écrit et qui font partie par exemple des traditions orales, et qui étaient par ailleurs souvent détenus par des femmes. 

Rebecca Lamarche-Vadel

C’est ce qui t’a poussé à contacter Lucia Stuart, qui est donc le personnage principal de ta vidéo que l’on découvre et qui raconte cet autre savoir qu’elle a mis en place et qu’elle a développé ?

Marguerite Humeau

Pendant le confinement, on était enfermé à l’intérieur de nos espaces domestiques - à Londres on avait un peu plus de liberté, on avait quand même le droit de sortir pour des périodes assez courtes, donc j’ai pu me promener dans mon quartier, et j’ai commencé à regarder les herbes folles, les mauvaises herbes autour de moi et j’ai commencé à réfléchir à cette idée de territoire et de vivre de manière ultra locale. Je me suis dit que c’était aussi une question qui m’habite toujours - et qui je pense va m’habiter jusqu’à la fin de ma vie - comment aujourd’hui on peut vivre de manière respectueuse de la planète, et ce que ça veut vraiment dire de produire localement, de vivre localement, et donc j’ai imaginé comme si j’avais une ligne dans ma tête, comme si j’avais attaché un fil entre mon cerveau ou mon corps et le centre de la terre, et que ce fil pouvait scanner tout ce par quoi il passait, que ce soit la lave - ou ce que j'imagine être une sorte de magma au centre de la terre - ensuite toutes les croûtes terrestres, tous les os, tous les fossiles de tous les êtres qui ont vécu sur terre.

J’ai repensé à Lucia qui est une forager en anglais donc une glaneuse professionnelle qui est basée dans le Kent en Angleterre sur la côte Sud-Est, dans un village sur la côte, à 5 minutes de la mer et c’est très important car elle a une très grande connaissance des algues et de tout ce qui grandit sur la plage. Et donc je l’ai appelé et au début j’avais envie de discuter avec elle, comment elle vit et si elle pouvait me guider dans ma quête pendant le confinement.

C’est vraiment un personnage; pour moi elle incarne vraiment cette espèce de figure de quelqu’un qui détient un savoir que personne ne connaît, qui est mystique, elle a étudié l’art, elle est très sensible à la symbolique et à l’esthétique aussi de son métier et elle a beaucoup beaucoup lu, elle connaît bien l’histoire de notre rapport aux plantes. Elle a aussi quelque chose de très engagé, elle en parle dans la vidéo. Pour elle, le fait de glaner sa propre nourriture, c’est une manière de devenir totalement autonome et aussi de s’insurger contre le gâchis, la surproduction, la production industrielle.

Mon idée de départ était, si dans le cas le plus extrême la crise économique que l’on nous promet, prend des proportions gigantesques et que plus personne n’a plus aucun argent pour rien acheter, et que l’on doit subvenir à nos besoin juste avec ce que l’on a autour de nous, et bien il va falloir que j’apprenne vraiment bien à savoir ce que je peux manger dans mon quartier, car ça sera peut-être la seule source… Je me suis fait un scénario semi-spéculatif car on était en train de vivre quelque chose d’assez extrême et j’ai essayé de le pousser encore plus.

En analysant les mauvaises herbes, on analyse finalement aussi le sol. Il y a un livre qui est incroyable, d’ailleurs c’est le livre que j’ai lu au tout début du confinement qui m’a ouvert à ce monde, qui s’appelle La Fleur au fusil de Oxley, qui parle énormément justement du sol et de ce que certaines mauvaises herbes nous disent sur la nature des sols, puisque certains types de mauvaises herbes grandissent à partir de certains types de produits chimiques.

Dans tous mes projets - comme on en a déjà parlé un peu au début de la discussion - je ressuscite ou réactive ou designe des écosystèmes qui sont construits à partir de différents êtres vivants qui sont souvent des fantômes ou des espèces de présences, rendues plus ou moins physiques dans l’espace puisque parfois il s’agit de sculpture, de voix ou parfois il s’agit simplement d’un principe actif comme le venin de Black Mamba par exemple. Et finalement  je me suis rendue compte en éditant la vidéo, que je devais voir Lucia comme l’un des êtres vivants d’un de mes écosystèmes et qu’elle détient un savoir qui n’a pas été archivé, qui n’a pas été écrit. Le simple fait de la filmer et d’enregistrer sa parole et son image, ça me fait penser aux débuts de la photographie, le moment où le médium photographique a été utilisé pour faire prouver l’existence des fantômes - la photographie spirite ? et je me disais tiens finalement c’est exactement ce que je suis en train de faire. C’est la première fois que j’utilise le moyen vidéo pour faire un projet, et tout de suite j’ai créé un lien très fort dans ma tête en me disant ah en fait Lucia pourrait être l’une de mes sculptures.

Rebecca Lamarche-Vadel

En fait, elle t’a invité à complètement redécouvrir le territoire qui était autour de toi. Le glanage c’est quelque chose qui a beaucoup intéressé Agnès Varda qui a fait ce magnifique film, et  Agnès Varda le reliait aussi à la pauvreté, c'est-à-dire à une réalité économique. 

Je crois qu’aujourd’hui on est en train de redécouvrir comment le glanage peut être lié à la profusion et c’est surtout lié à l’amour, à l’attention que l’on peut porter - nous humains - aux êtres qui sont là, à côté de nous en permanence. Et les weeds, les mauvaises herbes, qui sont un peu partout dans les interstices de l’espace urbain, ce sont un peu des appels permanents de la vie qui essayent de se réinsérer dans des espaces où on a essayé de la maîtriser à tout point. Et la crise du COVID si elle a permis à une chose fondamentale de sortir, c’est cette question de tous les êtres qui étaient mis dans des marges, et on le voit aujourd’hui avec la question du racisme, de la reconnaissance des populations noires notamment et de toutes les populations non-blanches, comme d’une vraie problématique liée à la question de qui est au centre, qui est en marge, à qui l’on donne une dignité, à qui l’on ne reconnaît pas une dignité, un pouvoir potentiel de présence.

Cette crise du covid, qui a mis à genoux toute une civilisation, qui raconte notre extrême fragilité, et notre immense enchevêtrement avec un domaine du vivant beaucoup plus vaste que nous-mêmes, c’est un peu ce sujet là que tu viens travailler avec le glanage, c’est quelque chose qui est fondamental pour toi, c’est de redonner une voix, une puissance, une présence à ces êtres, les mauvaises herbes en l'occurrence, que l’on a du mal à reconnaître.

Marguerite Humeau

Il y a un modèle dominant qui est évident. Et finalement, la crise du covid c’est comme si on avait percé des trous dans la chape, et que  c’était en train d’exploser...

...et maintenant les choses qui étaient à la limite du supportable sont devenus clairement insupportable, et tous ces êtres… j’ai cette image de la chape, puisque finalement pour en revenir aux mauvaises herbes, c’est dans ces moments là qu’elles s'extirpent, c’est dans les endroits où justement elles explosent à la surface, aux endroits où elles peuvent, et c’est ce qui est en train de se passer à une échelle beaucoup plus grande, beaucoup plus vaste dans tous les écosystèmes humains en ce moment.

Rebecca Lamarche-Vadel

C’est d’ailleurs aussi ce que tu soulignes dans la vidéo où tu t’interroges pourquoi et qui a pu décider du fait qu’on appelle les mauvaises herbes, des mauvaises herbes, parce que en soi elles ont énormément de potentiels, elles ont des vertus incroyables, sauf que ce sont des espèces qui prennent une liberté, qui existent, qui se mettent dans des interstices là où on ne les attends pas, là où on a essayé de dominer le monde et sa forme, et ça répond peut-être aussi à un modèle du monde qui a essayé de maîtriser, de donner une dignité à certaines formes et certaines idées à certains êtres plutôt qu’à d’autres, et les autres qui essayent quand même de vivre, tout à coup, on les traite et on les décrit comme mauvais. Ce qui révèle beaucoup du paysage mental de notre culture et de ce dont on hérite de manière de classer le vivant selon ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais, le vivant qui a le droit à une certaine dignité et l’autre auquel on refuse toute forme de reconnaissance.

Cette redécouverte du territoire et des êtres qui t’entourent tu l’as - pendant le confinement -  beaucoup traitée pendant de longues marches, et ce qui est intéressant là-dedans c’est un autre rythme aussi; on a tous dû faire l’expérience d’un rythme qui était devenu assez étranger à nos vies qui est le ralentissement, qui est une présence physique très très nouvelle dans l’espace urbain, qui est celle du corps humain et qui n’est plus celle du transport en commun par exemple. Et à l’occasion de ces marches là, tu as pu redécouvrir tout une architecture qui était présente dans Londres, et c’est comme si tu ré-apprenais à voir, et peut-être que tu peux nous parler de cette pratique de découverte et de redécouverte des traces architecturales et lesquelles t’ont intéressées particulièrement ou bouleversées. 

Marguerite Humeau

Sur le mot “mauvaise herbe”, ce que je trouve intéressant c’est qu’en anglais on dit “weeds”, on ne dit pas “mauvaise herbe”. Je trouve intéressant dans le contexte de ce projet de voir aussi qu’un terme qui, dans un langage - peu importe lequel finalement - n’a aucune connotation, est traduit dans un autre langage comme déjà “mauvais” finalement. C’est pour ça que j’ai appelé la vidéo comme ça, c’est à quel moment quelque chose même de par sa dénomination porte déjà un jugement.

Au fur et à mesure du confinement, je me suis rendue compte qu’en temps normal j’aurais dit que l’on était au printemps, alors que finalement en commençant le foraging je me suis rendue compte que -  et c’est aussi Lucia qui m’a appris ça - quand on commence à regarder la nature, elle dit que c’est son calendrier, et qu’elle peut savoir exactement à quelle moment de l’année on est, au jour près parfois, juste en regardant les fleurs et les plantes qui sont là et de comprendre que finalement  nous on a décidé qu’il y aurait quatre saisons mais en fait quand on regarde les plantes, on peut vraiment parler de micro-saisons. 

Au tout début je n’avais pas non plus vraiment compris ce que j’étais en train de faire avec l’architecture, mais au fur et à mesure j’ai compris que finalement tous les endroits qui m’intéressaient avaient été construits par des personnes qui ont utilisé l’architecture mais dans des buts beaucoup plus obscurs, pas forcément des buts fonctionnels. 

Tous les buildings que j’allais voir avaient soit un lien avec des civilisations anciennes, soit avaient été construits par des personnages qui avaient des liens avec l’égyptologie par exemple, avec toutes les sciences de l’après-vie finalement, des relations entre la vie et la mort. 

Rebecca Lamarche-Vadel

Merci beaucoup Marguerite pour cet échange et cette conversation qui nous a permis de rentrer dans ton univers mais aussi dans la genèse de la pièce que l’on va découvrir dans un instant - “Weeds” - dans laquelle on peut te suivre dans ta quête, cette investigation autour du pouvoir du vivant et de ces êtres qui nous entourent en permanence.

Ca me permet aussi d’annoncer que tu seras l’artiste en résidence à partir de septembre à Lafayette Anticipations et qu’on aura le plaisir de découvrir un nouveau projet que tu pourras décliner pendant l’ensemble de l’année au travers de workshop, d’ateliers et de conférences, et qui dans la directe lignée de “Weeds” s’intéresse à la question du jardin, et on espère donc découvrir l’année prochaine cet immense jardin que tu pourras créer au sein de la Fondation au plein coeur de Paris et donc comment redonner place aux vivants dans un espace très urbanisé. Comment cohabiter et trouver de nouvelles manières de faire relations.