Mohammad Reza Mortazavi et Sohrab Kashani
Transcript
Sohrab Kashani
Bonjour Mohammad !
Mohammad Reza Mortazavi
Bonjour !
Sohrab Kashani
Je te remercie de prendre le temps de discuter avec moi. Tout d’abord, je voulais te dire à quel point j’aime ton travail. En tant que personne qui aime la musique mais qui ne la pratique pas, j’ai beaucoup suivi ton travail.
Ma pratique en tant qu’artiste est assez différente de la tienne. Je travaille surtout
dans les arts visuels. J’ai lu et regardé tes interviews, et avec tout ce que j’ai vu
jusqu’à aujourd’hui… Je trouve tes idées très intéressantes et similaires aux miennes. C’était donc très intéressant pour moi et je voulais en parler avec toi
afin d'en apprendre davantage.
Maintenant, si tu es d’accord, j’aimerais en apprendre davantage sur ta façon de penser - ta façon de penser à la musique, à l'art et à la vie en elle-même et sur la façon dont tu te considères toi-même vecteur de tout cela. Je ne veux pas trop parler… J’aimerais plutôt t’entendre.
Nous pouvons démarrer par cela.
Mohammad Reza Mortazavi
Bien sûr. Je suis heureux que nous puissions discuter, cela fait tellement longtemps
que je n’ai pas eu une conversation en Farsi.
J'en suis venu à la conclusion que le langage de la musique est le langage le plus
complet au monde, car il est universel et n’a pas de limites. Et je suis très heureux de pouvoir discuter en Farsi.
Ce qui m’a toujours le plus inspiré, c’est cet amour pour la musique. J’ai commencé à jouer de la musique lorsque j’étais très jeune. Alors que j’apprenais, à l’époque, les traditions musicales - et d’autres choses encore - j’essayais de m’entraîner et j’ai réalisé que c'était trop difficile pour moi et qu’il me fallait une certaine forme de pression afin que je m’entraîne.
Lorsque j’étais seul dans ma chambre et que je jouais de la musique, j’appréciais le simple fait de jouer d’un instrument. J’en oubliais qu’il fallait s’entraîner et le fait qu’il y avait certaines règles à respecter.
Le cours auquel je participais à l’époque – un cours dispensé par
Hossein Poor Abootaleb, qui restera pour toujours mon professeur à cause de l’amour qu’il avait pour ses étudiants. Je me souviendrais toujours à quel point il nous aimait. Et à cause de cela… Lorsque j’étais dans mon univers, certaines choses se passaient, que je ne pouvais pas contrôler.
Je joue depuis presque 35 ans. Petit à petit, j’ai senti que c’était la musique qui m’attirait vers elle. L’un des progrès que j’ai réalisé au regard de ma pratique et de ma performance - et par cela je veux dire que la musique a toujours été et est toujours, ma source principale d’apprentissage et j’apprends constamment.
À chaque concert que je fais, peu importe où il se trouve, j’apprends de nouvelles choses. Chaque jour !
La musique et ma vie ne font qu’un… Ce n’est pas que je suis une autre personne lorsque je suis sur scène. C’est une chose à laquelle j’essaie d'accorder beaucoup d’importance dans ma vie. Bien que ce ne soit pas facile de faire cela de nos jours et à notre époque.
Chaque endroit dans le monde a ses propres dynamiques. J’ai lu sur ces pensées et
ces sensations que tu as…
Sohrab Kashani
Ces sensations pour la musique, que tu ressens lorsque tu joues, dont tu as parlé...
Maintenant que tu as parlé du passé, j’aimerais discuter de tes influences. L’endroit et les conditions dans lesquels nous sommes élevés influencent nos pratiques.
Comment ceux-ci, particulièrement dans ton cas en Iran, ont-ils influencé et inspiré ton travail ? Que ce soit l’endroit en lui-même et les conditions, ou les gens qui t’entouraient - par rapport à ta pratique musicale - ou les amis et la famille, ou d’autres choses qui ont pu t’inspirer, telles que la littérature, la poésie, la musique, l’art, etc. qui ont pu influencer ta façon de percevoir le monde et plus particulièrement ton langage musical.
Ce serait très intéressant que tu parles de ces premières influences d’Isfahan et de l’Iran ?
Mohammad Reza Mortazavi
Oui. Lorsque j’ai commencé ?
Sohrab Kashani
Oui.
Mohammad Reza Mortazavi
Il y avait cette partition de Maestro Hossein Tehrani… Je jouais le Tombak d’une manière différente et j’ai découvert que lorsque je rentrais dans mon univers et que je jouais il se passait des choses différentes que lorsque j'étais en cours. Ces choses me bouleversaient tellement que je ne pouvais pas m’arrêter de les jouer.
Lorsque j’ai grandi, j’ai eu beaucoup de succès à l’école et dans des festivals de musique. Mais en même temps, il n’y avait pas l’espace pour que mon travail soit reconnu pour ce qu’il était. Je me sentais seul à Isfahan mais également lorsque j’ai déménagé à Téhéran. Maestro Mirzadeh m’avait invité là-bas - Soheil Eivan, qu’il repose en paix - Maestro Kasaei et Maestro Jalil Shahnaz à Isfahan… Leur amour de la musique m’a tellement inspiré et ils m’ont tous deux soutenus dans le chemin que j’ai choisi. Ils me disaient : " Sois toi-même. Ce que tu fais est magnifique. "
et " Continue ce que tu fais. "
On jouait ensemble, il y avait beaucoup d’amour - que ce soit à Isfahan ou à Téhéran. Et... pour moi, à ce moment là, à cet endroit, dans ce jardin, avec cette brise qui soufflait et avec Maestro Kasaei… c’était comme un rêve.
Maintenant que j’y pense, c’est juste une autre réalité. Comment cela a-t-il pu être possible ? Et bien… J’en suis venu à la conclusion que… la personne qui fait un travail artistique, qui apprend les traditions - et qui les apprécie - lorsque ce bonheur s’intensifie et que cette personne se fond dans ce bonheur alors cette personne se transforme, elle change. C'est -à -dire que l'un des signes… Cela peut être dit de cette façon : un travail qui s'incarne dans une personne la transformera et elle ne sera plus jamais la même. Et c'est pour cette raison que les personnes qui jouent ces morceaux à la note près ne trouvent malheureusement pas cette émotion.
C'est intéressant, car ils parlent également d'émotions. L'émotion et la technique
sont les mêmes choses. Personne ne peut dire qu’elles sont séparées. La physique quantique propose la même chose, que le corps et l’esprit… Je suis à la fois le corps et l’esprit – toi aussi ! Ce n’est pas comme si mon esprit était autre part et que mon corps était présent, ici. La technique et l'émotion ne font qu’un. Par la technique,
l’émotion se manifeste. Si une personne aime la technique d’un musicien, elle ressentira une émotion positive, elle pensera que c’est magnifique. Et si elle n’aime pas, il y aura également une connexion.
J’ai appris que la musique n’est qu’amour et que l’amour n’a pas de limites. Personne ne peut me dire d’aimer d’une certaine manière et je ne peux dire à personne comment aimer.
Sohrab Kashani
Oui, c’est très intéressant et c’est exactement ce dont je voulais te parler. Lorsque tu as pris conscience de cela, que tu l'as réalisé… c’était peut-être lorsque tu as immigré en Allemagne. J’aimerais en savoir plus. À quel point ton immigration a-t-elle été influencée par cela ? Et à quel point a-t-elle aidé ? As-tu vécu les mêmes problématiques ? Cette “tradition" et cette répétition ?
Mohammad Reza Mortazavi
Oui, et bien… Comme beaucoup de personnes qui vivent en Iran et qui n’ont jamais vécu autre part ou qui ne sont jamais allées dans d’autres pays, je pensais qu’ici, l’artiste était aidé, que le talent était soutenu. Je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. En Iran, j’avais déjà gagné des prix et différents titres dans des festivals.
Bien que la musique ne soit pas une compétition, à ce moment donné, j’avais l’impression que je devais encore plus réussir.
Je suis venu ici et j’ai découvert qu’ils ne connaissaient même pas les instruments et que la percussion solo n'est pas… Je savais que ce n'était pas facile de réussir en Iran, mais j’ai réalisé que c’était encore plus difficile ici. Mais même si c’était plus difficile ici, - et c’est difficile n’importe où dans le monde - j'ai compris que l’amour et la foi que j’avais en mon travail… étaient magiques, je pouvais déplacer des montagnes. En tout cas, cela m'a apporté beaucoup d'opportunités.
J’ai toujours dit que si j’étais resté en Iran, il aurait été beaucoup plus facile de créer des opportunités et de vivre ma vie. Mais c’était bien et ça m’a beaucoup aidé car lorsque les choses sont plus difficiles, qu’il y a beaucoup de limites… Il y a également plus de motivation de s’en libérer.
Beaucoup de gens, surtout en Iran, pensaient que j’avais du succès ici car ce n'était pas l'Iran. Mais en réalité, je suis tout de même resté en Iran jusqu’à mes 20 ans. J’aurais aimé avoir plus d’opportunités là-bas, mais ça n'a pas été le cas. Ces motivations et ces désaccords que les musiciens en Iran avaient avec moi… « Pourquoi es-tu créatif ? » « Ce n’est plus du Tombak. » « Tu ne devrais pas faire ça. ». Toutes ces choses m'ont inspiré et m’ont motivé. Si nous sommes optimistes, nous pouvons utiliser n’importe quoi à notre avantage, afin d’atteindre nos objectifs.
Sohrab Kashani
Remontons le temps à nouveau. À propos de ton public… Les personnes qui écoutent ton travail, qui viennent à tes concerts… Comment cela fonctionne t-il pour toi ? Comment cela devient-il un échange ? Et l’énergie partagée avec le public, comme tu l’as une fois fait remarquer… Comment cela fonctionne et comment cela influence ta performance ? J'aimerais également savoir si tu sens une différence par rapport aux réactions du public dans différentes parties du monde, en Iran, en Allemagne et partout ailleurs.
Mohammad Reza Mortazavi
Et bien… Cette beauté qui nous étonne… Comme lorsque nous découvrons ce qui se trouve dans la mer… Quel monde ! Quelles couleurs ! Il y a parfois de la peur, mais il y a également de la beauté. Cela fait partie de la nature et la musique est la nature. Elle n’est pas connectée à une certaine nation. Je dirais que j’essaie d’être humain, et ce n’est plus important que je sois né au Brésil, en Iran ou en Afghanistan.
Peu importe où je suis né, je reste humain.
Cette façon de voir les choses m’aide beaucoup à comprendre la musique. En réalité, les concerts que j’ai en ce moment… Ces dernières années, j’ai fait très peu de concerts en Allemagne. Beaucoup de mes concerts ont été sollicités par des organisateurs·trices étrangers·ères. Car cette idée… cette philosophie de la musique… a touché beaucoup de gens. C’est très précieux pour moi.
Après toutes ces années et toutes ces difficultés - ils pourraient écrire un livre sur ce qui m'est arrivé. Cela me motive à continuer. Pour répondre à ta question, j’en suis venu à la conclusion que cette stupéfaction, cette expérience de sortie de corps… Désormais, je ne peux plus simplement jouer. Je me suis rendu compte que je n’avais plus aucun contrôle sur mes mains. Je ne peux pas dire que j’ai planifié et décidé que ma musique serait comme ça… Ce n’est pas vrai. Mais, malheureusement, pas seulement en Iran mais également partout ailleurs, c’est le standard.
Le fait que les spectacles aient été créés avec une scène… En anglais on dit “show” mais la musique n’est pas un spectacle, une exposition. La musique est un son et c’est cela qu’elle m’a appris. Et j’essaie d’être le vecteur de ce son, qu’il passe à travers moi, plutôt que ce soit moi qui le joue. Si je joue dans mon bureau, certaines choses ont lieu… Si je joue maintenant, par Internet, d’autres choses encore se passeront. C’est pareil pour les représentations en direct, avec un public. Peu importe qui se trouve dans cette salle… Des énergies différentes sont présentes dans cet endroit, à ce moment.
Si nous sommes ouverts à ce moment, et si nous sommes stupéfaits par ce moment, alors des choses arriveront. C’est possible que la musique soit jouée à travers nous. Peut-être que ça a toujours existé et peut-être que dès le départ, je n’en avais pas conscience. Mais j’en suis devenu plus conscient. Et même lorsque je suis sur scène - et je ne crois pas à la scène - mais à travers la musique je me débarrasse de cette barrière entre la scène et le public.
Dans mes concerts, je n’aime pas que la lumière soit sur moi. J’aime que la lumière soit sur tout le monde. Une salle qui peut accueillir des milliers de personnes - nous sommes tous ensemble. Et cette musique… Je n’ai jamais l’impression de jouer seul. Et je l’ai toujours dit. J’ai toujours senti que l'on jouait tous ensemble. Je ne joue jamais en solo c’est une collaboration de groupe. C’est tellement mieux de mettre en scène une performance de groupe plutôt que de se concentrer sur l'idée d’une seule personne. Et c’est ce que j’essaie de faire.
Sohrab Kashani
D’une façon, tu as déjà répondu à cela, surtout au début, lorsque tu as dit que la musique est le langage le plus complet. C’est intéressant car tu ne mets aucune limite et tu perçois ce qu’il se passe comme un flux d’énergie, partagé par tous. Et le vecteur utilisé n’est pas nécessairement important. J’aimerais te parler de certaines de tes collaborations récentes avec d’autres artistes, tels qu’Acci Baba ou Burnt Friedman.
Comment ces collaborations ont-elles pris vie ? As-tu d’autres collaborations prévues dans un futur proche ? Et… Vois-tu ta pratique s’élargir à d’autres formats dans le futur, peut-être en la combinant à d’autres médiums artistiques ?
Mohammad Reza Mortazavi
Oui, bien sûr… Il y a toujours le travail solo, qui a un public… et cela continuera. En même temps, il y a d’autres artistes qui ont des idées similaires aux miennes. Si ces idées se connectent entre elles, il y aura de l’harmonie et de la coordination. Certaines personnes prennent ces décisions de façon rationnelle, en fonction de ce qui est le mieux pour leur carrière. C'est plutôt le business. J’ai toujours aimé le fait d’être libre et ouvert à d’autres artistes que j’apprécie et que je comprends, et le fait que chacun ait la liberté de faire son travail. C’est très intéressant, alors pourquoi pas ?
À part mes collègues Acci et Burnt… Il y a des occasions… comme par exemple avec l’Orchestre Chinois de Hong Kong. Ils voulaient collaborer et nous l’avons fait. Ou l’Orchestre Symphonique Allemand, nous collaborons encore à ce jour. Par exemple, en Octobre, je travaillerai avec le Rundfunkchor de Berlin (la chorale). Ils utilisent certaines de mes œuvres pour la chorale.
C’est ce genre de collaborations qui sont merveilleuses… Ce désir d'entendre mon instrument, le Tombak, et le fait que chaque musicien mélodique s’attende à ce que le travail avec moi soit facile - c’était le cas auparavant mais ce n’est plus aussi facile - dans le but de trouver cette harmonie et cette coordination...
Sohrab Kashani
Merci encore pour ton temps et à nouveau… c’était très intéressant – et informatif – pour moi et j’espère que ça le sera également pour les autres, car tes idées et ta philosophie ne sont pas seulement liées à ta pratique et ton médium. Elles peuvent être appliquées à d’autres médiums artistiques mais également à d’autres pratiques.
Mohammad Reza Mortazavi
C’est vrai !
Sohrab Kashani
Merci d’avoir partagé cela Mohammad. Merci encore.
Mohammad Reza Mortazavi
Avec plaisir. J’espère que nous nous rencontrerons, à Téhéran ou lors de ta prochaine visite en Allemagne !