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TADA! is an invitation to discover a work from the Lafayette Anticipations - Fonds de dotation Famille Moulin collection, from the object kept in its case to its installation, via its concept, its thinking, its universe.

Among the 350 works in the collection, there is the sculpture Dark Silhouette: Composition of borrowed inlets by Matthew Angelo Harrison, acquired in 2018.
This sculpture, which is made from an African artefact captured in a block of resin, speaks of uprooting, migration between continents, between different cultures and themes that echo Wu Tsang's exhibition visionary company

In this episode, Matthew Angelo Harrison discusses his work with Elena Filipovic, director of the Kunsthalle Basel in Switzerland, who is currently preparing the artist's first European exhibition. It discusses this work and, more broadly, the inspirations that flow from it: the African diaspora, colonial domination, industrial design and technology.
Lisa Audureau, collection manager, removes Matthew Angelo Harrison's work from its crate
Dark Silhouette: Composition of borrowed inlets by Matthew Angelo Harrison
Matthew Angelo Harrison is an African-American artist whose sculptural work combines anthropology, science fiction and industrial design.

Matthew Angelo Harrison graduated with a Bachelor of Fine Arts from the School of the Art Institute of Chicago in 2012. 

He has had two solo exhibitions at the Museum of Contemporary Art Detroit in 2016 and at Atlanta Contemporary in 2017. His work has also been featured in group exhibitions at the Jewish Museum in New York (2016) and the Studio Museum in Harlem (2017). 

In 2018, he was included in the fourth triennial at the New Museum, Songs for Sabotage, as well as in a group exhibition at the MCA Chicago titled I Was Raised on the Internet.

In 2023, he participated in the collective exhibition Au-delà at Lafayette Anticipations, Paris.

Elena Filipovic est directrice et curatrice de la Kunsthalle de Bâle.

Elle prépare une exposition solo avec Matthew Angelo Harrison qui sera présentée du 4 juin au 26 septembre 2021. Elle a été précédemment curatrice principale au WIELS, à Bruxelles, et a été co-curatrice, avec Adam Szymczyk, de la 5e Biennale de Berlin en 2008. Ses écrits ont été publiés dans de nombreux catalogues et revues d'artistes et elle a édité plusieurs recueils d'histoires d'expositions. Plus récemment, elle est l'auteur de David Hammons, Bliz-aard Ball Sale (Afterall Books, 2017), et The Apparently Marginal Activities of Marcel Duchamp (MIT Press, 2016).

Transcript

Gilles Baume

Bonjour, bienvenue à Lafayette Anticipations, je suis Gilles Baume, responsable des publics. 

Lafayette Anticipations ce sont des expositions mais c’est aussi une collection, qui se constitue depuis 2013. Au départ très tournée vers la scène française, elle s’est ouverte vers l’actualité internationale de l’art. Aujourd’hui, la collection Lafayette Anticipations - Fonds de dotation famille Moulin ce sont près de 350 œuvres, c’est une collection paritaire avec beaucoup de jeunes artistes qui ne sont pas présent·e·s dans d’autres collections en France, des artistes notamment de moins de 40 ans, dans différents domaines comme la performance, les oeuvres sonores ou encore la vidéo.

TADA c’est un rendez-vous qui propose la découverte d’une oeuvre de la collection, en partant de l'oeuvre en tant qu’objet conservé dans sa caisse, qui voyage, circule et Lisa Audureau, responsable de la collection nous dévoile aujourd’hui une oeuvre de l’artiste africain-américain Matthew Angelo Harrison. Il s’agit d’une œuvre qui a été acquise en 2018. Cette sculpture qui est faite d’un artefact AFRICAIN saisi dans un bloc de résine, parle de déracinement, de migration entre continent, entre les cultures, des thèmes qui font écho à l’exposition visionary company de l’artiste américaine Wu Tsang.

Pour présenter cette œuvre, nous invitons Elena Filipovic, directrice de la Kunsthalle de Bâle en Suisse, qui prépare actuellement une exposition de l’artiste Matthew Angelo Harrison, avec le soutien de Lafayette Anticipations. Elle s’entretient aujourd’hui avec l’artiste.

 

Elena Filipovic

Bonjour, Matthew.

 

Matthew Angelo Harrison

Elena, comment ça va ?

 

Elena Filipovic

Je suis très heureuse, et honorée que tu te joignes à moi pour cette série qui rassemble curateur·rice·s, penseur·euses et artistes et qui s'intéresse, à chaque épisode, à une œuvre de la collection de la Fondation des Galeries Lafayette. Cette série nous aide à comprendrel’œuvre en elle-même, mais également une pratique artistique plus globale, une façon de penser, un univers. Dans ce contexte, l’œuvre en question s'intitule Dark Silhouette, a Composition of borrowed inlets, et date de 2018.

Cette première présentation solo - et européenne - de ton travail débute avec cette œuvre, qui fait partie de la collection de la Fondation des Galeries Lafayette, qui a été la première collection institutionnelle à accueillir ton travail en Europe. Je pense que c’est très intéressant - la boucle est bouclée - que l’ on se retrouve aujourd’hui sur cette plateforme afin de parler de l'une de tes oeuvres, qui fait partie de leur collection et qui est pionnière dans la façon dont tu as travaillé par la suite, et de choses que l'on voit à nouveau dans ton exposition à venir, à la  Kunsthalle Basel. Tes sculptures deviennent de plus en plus élaborées, complexes et machiniques. Puis arrive cette notion de travail, qui apporte une nouvelle dimension à ta pratique.Qu’est-ce-qu’on regarde ? Quel est cet objet qui se trouve à l’intérieur, encapsulé ? Quels matériaux utilises-tu ? Avec quoi commences-tu ?

Matthew Angelo Harrison

Ce que l'on voit ici, c'est l’une de mes premières œuvres d’encapsulation/de sculpture, réalisée avec des machines CNC que j’ai moi-même construites.

C’était au début de ma réflexion sur l'authenticité, sur la nature matérielle des choses synthétiques, inorganiques. Donc la relation entre l’organique et son contraire.

Ce masque vient du Mali. C’est un masque de singe porté par la tribu Dogon. Ce qui est gravé dans l’encapsulation, c'est une série de cavités qui font partie d'un bloc-moteur. Mais seulement son dessin en 2D, pas sa représentation en trois dimensions.  C’est ce que tu verrais dans un dessin technique ou schématique, qu’un designer dessinerait pour un véhicule ou une chose qui nécessite un réacteur. Ça pourrait également être un moteur.

 

Elena Filipovic

Tu as directement parlé des matériaux, mais j’aimerais savoir comment tu as eu l’idée de fusionner ces artefacts Africains avec cette encapsulation transparente, et ces sculptures  de caissons de moteurs. C’est la rencontre entre la technologie, le travail ouvrier, l’identité Noire, le temps – passé, présent et futur à la fois. J’aimerais beaucoup savoir comment tu en es arrivé là.

 

Matthew Angelo Harrison

J’en suis arrivé à cette pratique car j’étais curieux de comprendre les liens avec mon histoire personnelle, et comment elle imprègne  le passé et le futur. J’ai essayé de comprendre ce que cela voulait dire, d’être issu de la une diaspora africaine en ces temps modernes, et de comprendre ce que l'avenir pouvait nous réserver.

J’ai essayé de résumer une série d’idées en un seul objet, afin de donner une analyse diversifiée de… ce n’est pas stérile, mais il y a une certaine distance que je trouve opportune lorsque tu fais de l’introspection - et dont tu as besoin afin d’éviter les détours, au risque d'avoir une mauvaise compréhension de toi-même.

Je ne me fais jamais trop confiance lorsque je prends une décision. Je suis toujours à la limite...ces choix se battent entre eux, ils s’affrontent. D’un point de vue matériel, ce sont des choses complètement opposées. Par exemple, l'un est un produit à base de pétrole qui est le matériau fondamental  des 120 dernières années.

Ces événements marquants se mélangent aux traces coloniales que même ces matériaux portent en eux. Ou par exemple la quête de nouvelles ressources, et la variété d'objets qui en découle, qui témoignent d'une société différente que nous savons centrale  - ces relations tribales.

Je pense que la meilleure façon d’illustrer le présent est de créer une sensation de… - pas de confusion, mais cette information est constamment en périphérie, du travail que j'essaie d'accomplir.

 

Elena Filipovic

C’était brillant, car ça m’a fait penser au cheval de Troie.

Ce cheval de Troie est amené à l'intérieur, et contient le véritable objet, -  à savoir tous les soldats qui s’apprêtent à déclarer la guerre. Dans ton cas, c’est comme si chacune de tes œuvres était  ce cheval de Troie. En surface, tu as l’héritage du minimalisme, tu as un bon design, une précision machinique.

Et à l'intérieur, on retrouve cette histoire coloniale mouvementée. Évidemment, le principe du cheval de Troie c'est qu'on ne voit pas ce qu'il y a à l'intérieur. Dans ton cas, on le voit.

Mais tu fais en sorte que le·la spectateur·trice puisse imaginer ces histoires conflictuelles Et c’est exactement ce que tu évoquais.

 

Matthew Angelo Harrison

Je dissimule l'aspect autobiographique et l'influence que l'histoire a eu sur moi. C'est cette perspective à la  troisième personne -  ou plutôt cette première perspective de troisième personne. C'est ta propre interprétation de ce qu’est une personne tierce, de ce qu'est l'impartialité. L’ontologie orientée objet pense que les choses ont… que l’interaction entre deux surfaces extérieures est objective  mais c’est faux.

Je pense que c’est faux car tout est subjectif pour l'être humain. C’est comme si l’objectivité se situait au cœur de la pensée subjective. Je ne veux pas dire aux autres comment ils devraient penser. Je veux être courageux, je veux prendre des risques qui me mettent moi-même et le·la spectateur·trice au défi.

 

Elena Filipovic

Et tu le fais. Je pense que tu viens d’aborder un point très important.

D’un côté, ce n’est pas une autobiographie. Ces corps ne sont pas les tiens, mais ils parlent d’une histoire qui est aussi la tienne. D'un côté, cette histoire est en lien avec l’identité Noire aux USA, avec l'effort, le travail ouvrier - les usines de Detroit emploient principalement de la main d’œuvre composée de personnes noires et peu coûteuse - et elle est en lien avec les machines et les corps transformés en machines, mais également avec la diaspora, et c'est là que ces artefacts sacrés incrustés dans tes résines prennent tout leur sens.

Toutes ces choses s’assemblent si bien dans ton œuvre. Et peut-être est-ce utile de parler de ta propre relation à l’usine. La Ford Motor Company, c’était ton premier emploi ?

 

Matthew Angelo Harrison

Oui, Ford était mon premier emploi - mon premier emploi au sein d’une grande entreprise. Je n’oublierai jamais cette expérience. Je parle encore à mes ancien·ne·s collègues. Je travaillais sur des concepts d'automobile, sur des voitures qui seraient commercialisées dans quelques années. Je me suis inspiré de beaucoup de ces concepts, mais également des techniques. Ces techniques sont liées au processus CNC, à la manière d’utiliser des machines pour sculpter, et pour faire de l’impression en 3D. Des technologies variées, utilisées dans les grandes industries. Je voulais donner à ces outils leur propre pouvoir d'action, la capacité de s’exprimer - avec le fraisage, ou la fabrication. Ces tâches binaires difficiles, des tâches où c'est « oui ou non » ou « ça fonctionnera / ça ne fonctionne pas ».

Cette ligne rigide entre quelque chose qui fonctionne, puis se casse.

 

Elena Filipovic

C’est quelque chose que l’on voit dans cette oeuvre, dans Dark Silhouette, il y a ce masque de singe Malien, comme tu l’as dit, puis tu as la version contemporaine du plastique ou de la  résine, qui est transparente, mais tu vois les machines qui l’ont fabriquée, tu vois les machines auxquelles l'œuvre fait référence. Et tu fais tout cela à la main. L’autre jour, on discutait et tu disais que beaucoup d’artistes qui travaillent avec les technologies sous-traitent la production ou confient le travail à d’autres compagnies. Mais tu as toi-même travaillé dans une usine, et tu as transformé ton studio en un atelier où tu crées toi-même tous ces objets.

 

Matthew Angelo Harrison

Ça me passionne, comme aucune autre chose ne m'a jamais passionné. Je pense qu’en cette période, n’importe quelle personne de mon âge devrait vivre ça. Il n’y a pas d’excuse. Beaucoup de choses sont accessibles en open source. Il y a plein de communautés au sein desquelles tu peux apprendre. Si tu adaptes un peu ta méthode, ça peut vraiment fonctionner, et tu peux élargir tes horizons.

C’est là que les artistes ont le plus de pouvoir, dans la transformation d'outils qui existent déjà ou de changer notre façon de penser. La robotique est réelle. Elle arrive. Elle se profile depuis quelques années déjà. Nous sommes arrivé·e·s à un point où il va commencer à y avoir de la robotique collaborative dans la plupart des lieux de travail qui nécessitent de soulever des charges lourdes - de faire un travail physique. Il y a une normalisation, on est en plein dans la généralisation de la robotique. Nous sommes arrivé·e·s au point où c'est devenu normal. Pourquoi ne serait-il pas normal de travailler directement avec des machines, de les construire, de mieux les connaître ? La science, l’ingénierie… Oui,nous sommes des cyborgs. C’est notre culture. C’est un effet de la post-industrialisation et de notre aspiration à nous surpasser.

 

Elena Filipovic

Ce qui est intéressant dans ce que tu viens de dire, c’est que tu n’as pas seulement plaidé ou expliqué  pourquoi tu as choisi cette voie, et pourquoi il est inconcevable à tes yeux de ne pas être dans ton atelier à développer ces outils,  à faire toi-même tes productions, à te salir les mains. Mais c’est aussi un appel aux artistes de ta génération,  à réfléchir aux formes qu’il·elle·s créent en considérant les technologies qu’il·elle·s utilisent. Mais ça fait également beaucoup de sens, par rapport à ton travail. Ton travail a toujours été à propos du travail manuel  mais il devient… – même dans l’œuvre Dark Silhouette que nous avons vue - a Composition of borrowed inlets, de 2018 qui est l’une de tes premières encapsulations. Mais aujourd'hui, tu prends un virage dans ton travail. Et tu as commencé à incorporer, - pas seulement le travail manuel  en tant qu'outil, et les signes de la besogne - mais à l'intérieur de tes encapsulations, tu as maintenant des artefacts syndicaux. Tu as d’autres traces visibles du travail syndical et de la construction de cette communauté Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce changement ?

 

Matthew Angelo Harrison

J’y pense plutôt comme une continuité, pas un changement. Tu as raison de l’appeler continuité. Tu passes d’un travail sur ce qui est visible  - les outils, le travail ouvrier - au travail qui se trouve à l'intérieur de l’encapsulation. Je pense que mon introspection et la compréhension de l’identité Noire, des éléments de mon identité qui ont été… enlevés, brisés ou masqués  de ma vision… En essayant de me reconnecter avec ça, j’ai découvert que le travail est vraiment une frontière fondamentale

 

Elena Filipovic

Peut-être que l’une des choses vraiment puissante, qui était là dès le début de ton travail et qui devient de plus en plus visible dans la direction qu'il prend c’est la façon dont tu crées ce lien entre histoire coloniale – une histoire coloniale répugnante qui, dans certains cas est spécifique à l’Amérique mais pas seulement car c’est une sorte de phénomène mondial, et comment cette histoire coloniale est liée aux conditions de travail contemporaines.

Et tu fais ce pont. Le mélange de masques, d’effigies et d’artefacts, encapsulés dans du plastique, outillés à la machine CNC - ou maintenant des artefacts syndicaux. Ce sont les objets les plus récents que tu as créés, et que tu inclueras dans ton exposition qui ouvrira en juin à la  Kunsthalle Basel.

Tu crées ce pont entre ces objets, et je trouve cela à la fois extrêmement puissant et totalement non didactique. À mes yeux, c’est l’une des forces de ton travail, de la même façon que tu dis qu'il n'est pas autobiographique, tout en racontant ton histoire, et celle des autres.

 

Matthew Angelo Harrison

J’y ai beaucoup réfléchi et je me suis demand de quoi ils auraient l'air l'un à côté de l'autre, du sens qu'ils auraient - des objets tribaux et des vestes et casques syndicaux. Ce sont de de véritables pièces que ma mère a collectionné pour moi, dans cette usine où elle travaillait à Detroit. C’était en fait à Hamtramck, une petite ville dans Détroit. On l’appelle l’Axe Américain. Ces souvenirs que j’utilise pour l’exposition proviennent directement d’une personne que j’aime – de la vie de ma mère.

Oui, je créé un parallèle entre ces souvenirs - ils ne se rejoignent pas forcément mais vont dans la même direction, et sont liés. Je pense que ça aurait été une grave erreur de les associer de façon directe. « Okay, voici une sculpture composée de plusieurs choses. » Tu ne peux pas rentrer dans le vif du sujet de cette manière. Ce que j'essaie de faire, c’est de vous orienter vers l’objet en vous le  montrant dans son intégralité, puis en le dissimulant avec des choses qui ne sont pas là c'est-à-dire l'espace à la limite du visible qui a été coupé. Ces abstractions de données et ces géométries qui appartiennent à la robotique, au design industriel. Ces outils qui sont tellement ancrés dans notre quotidien que l'on ne les voit même plus. Je suis certain que les gens ne voient pas la différence entre la surface d’une voiture et la surface d'une souris d'ordinateur. Ces choses ont été fabriquées avec les mêmes outils, avec le même logiciel. Ces choses ont le même genre de forme - parfaite et continue - la même ergonomie, le logiciel de conception. C'est la base de tout ce que nous consommons. Ça le rend possible. C’est également la mémoire des choses. Tu sauvegardes des souvenirs dans des fichiers - 3Geometry, des fichiers STL – afin de les produire par la suite. C’est ce que je fais de ces œuvres. Je prends des scans en trois dimensions d'outils ou de parties d'outils, dans les environs. Ou je trouve une ressource, comme je l’ai fait pour l'ICA, à Philadelphie. Je suis allé voir leur collection et j’ai scanné un grand nombre de leurs pièces africaines. Cela me permet de déplacer le repère temporel et le regard sur l'œuvre de sorte qu'elle vous fait tournoyer.  On ne peut pas vraiment dire à quelle époque on se situe. C'est une sorte de période de transition ou quelque chose comme ça. Je l'appelle l'eldorado du prototype.C'est comme un futur prototypique. Et “si”  n'est pas la question. Ce serait plutôt "Comme si ?" 

 

Elena Filipovic

J'ai réalisé que lorsque les auteur·rice·s écrivent sur  ton travail,  ou que les critiques parlent de tes expositions, il·elle·s s’intéressent très souvent à la partie qui se trouve au-dessus.

Ils s’intéressent à l'artefact Africain, à la résine, aux formes mais pas au socle, au support - pourtant, ces socles font partie de tes œuvres. Ils ont été mûrement réfléchis. J’aimerais beaucoup que tu nous dises d’où viennent ces designs et pourquoi ils sont si importants pour toi.

 

Matthew Angelo Harrison

Il y a beaucoup de choses à dire sur ces socles. Je les fabrique et… ils reflètent… principalement le design scandinave mais d'une manière plus générale, le design européen et son  influence sur le pouvoir de la forme, ainsi que les traces coloniales liées au masque en lui-même et à la culture du design.

 

Elena Filipovic

L’œuvre qui est dans la collection est posée sur l'un de ces socles, qui est caractéristique dans ton travail. C'est le même socle pour toute la série. Je me demandais, est-ce la copie d’un design en particulier ? Ou  plutôt un amalgame de différentes histoires du design et pourquoi ? Pourquoi ces histoires de design ? Pourquoi ne pas l'avoir posé sur un socle blanc et neutre - soi-disant neutre ?

 

Matthew Angelo Harrison

C’est vrai c’est vrai. Je n’ai toujours pas de bonne réponse à vous donner car j'aimerais parler de la portée du langage du design, et de son  pouvoir et de la manière dont cela communique non seulement une époque spécifique, mais également des traces culturelles spécifiques. Il y a toujours un lien entre un pouvoir colonial et ces masques. J’aime la réflexion sur le colonialisme latent et sa nature effective dans notre quotidien, dans notre compréhension de l’histoire et du design et ce lien invisible qui relie tout cela.

On parle d’une œuvre un peu plus ancienne. Je commence un peu à changer de récit pour cette exposition, pour qu’elle soit moins axée sur le modernisme  - tel un lien établi entre les deux. On ne peut pas comprendre l’un sans l’autre, à mon avis. La théorie d’Adolf Loos était complètement absurde et raciste mais en même temps, ça a été le fondement de notre langage contemporain du design. “Un crime contre l’ornementation”. Laissez tomber le tapis en peau de tigre. Je ne sais pas ce que faisaient ces types à l’époque mais… Tu sais, ils avaient toujours une peau de lion. Il y a une honte de ces traces culturelles et de ces liens avec le passé, car « primitif·ve·s », « inférieur·e·s » ou « dépassé·e·s ». C'est de là que vient l'idée de l'obsolescence. Notre vie entière est construite autour de l’obsolescence programmée, de la durée de vie des choses que nous fabriquons, afin de nous maintenir dans un environnement différent...

 

Elena Filipovic

Pour consommer davantage.

 

Matthew Angelo Harrison

Et pour consommer davantage, oui. C’est quelque chose qu’on ne voit plus. C'est similaire à l'effet du monoxyde de carbone. Quelque chose est en train de se passer, mais tu ne le sens pas. Oui, ça fait peur. C’est insidieux.

 

Elena Filipovic

C’est une manière brillante de parler de ces socles, qui ont presque l'air… on ne les remarque presque pas, car ils sont si parfaitement conçus et qu'ils sont tellement intégrés dans le langage du design. Ton analogie avec le monoxyde de carbone, à nouveau, c’est un cheval de Troie. Ça amène doucement, secrètement une critique très pointue du lien entre le modernisme, l'industrialisation, le travail ouvrier, les colonies, l'Empire, le commerce des objets, le commerce des corps. Tout est là dans ton travail

 

Matthew Angelo Harrison

Je pense également aux conversations - les choses que tu entends à la télé, que tu entends en politique, en Amérique. Personne ne se confronte à la consommation, ou aux racines de toute notre oppression, - qui sont la surconsommation et le manque de perspective sur le long terme. Je pense qu’il est urgent que l'on attire notre attention… sur les choses qui nous tuent dans notre sommeil. Le langage visuel est le pilier de ce qu'il nous reste encore à construire. Il doit encore être adopté et utilisé.

C’est le langage. C’est notre façon de communiquer, à travers la forme. Les outils sont conçus autour de cette idée. Je pense au capitalisme comme ayant un esprit à soi éloigné de celui de la démocratie - à quoi cela pourrait ressembler, et comment cela est lié  à ce dont tu parlais il y a un  instant : le croisement du colonialisme avec l'antiquité et l'histoire exacte, qui a été supprimée, encore et encore puis remplacée et supprimée à nouveau et désormais, elle fait partie de mon travail.

 

Elena Filipovic

Peut-être que je peux te poser une dernière question pour les spectateur·trice·s qui nous regardent. Que peuvent-il·elle·s s’attendre à voir dans ta première exposition européenne personnelle à la Kunsthalle Basel, qui ouvrira en Juin et prendra fin en Septembre. Que veux-tu que les gens y trouvent ? Ou plutôt : que trouveront-il·elle·s ?

 

Matthew Angelo Harrison

Seulement la mort de l’exceptionnalisme Américain.

 

Elena Filipovic

La mort de l’exceptionnalisme Américain. Oui. C’est ce qu’on en retiendra.

 

Matthew Angelo Harrison

Il y a tellement de choses que j’aimerais que les gens retiennent de cette exposition. Je veux qu’il·elle·s en retiennent la beauté, la sérénité mais également les moments pénibles, déconcertants, et intenses. J’aimerais qu'on y trouve tout cela, et que cela soit mémorable. Je veux juste que les gens s’en souviennent.

 

Elena Filipovic

Merci, Matthew.

 

Matthew Angelo Harrison

Évidemment, merci à vous tou·te·s ! Merci d'avoir pris le temps de discuter avec moi. Plein de bises.

 

Elena Filipovic

- Au revoir !