Rachel Rose & Hans Ulrich Obrist
Thursday 30 Jul 2020 from 5pm to 5:45pm
Art Director of the Serpentine Galleries in London, Hans Ulrich Obrist has known Rachel Rose for almost ten years
This conversation is a continuation of the interview between the same protagonists that opens the exhibition catalogue, to be published in July 2020 and edited by Lafayette Anticipations, the Fridericianum in Kassel, Germany, and Walther König.
Solo exhibitions include Lafayette Anticipations, Paris (2020); Fridericianum, Kassel ; Fondation Luma, Arles (2019); Fondazione Sandretto, Turin (2018); Philadelphia Museum of Art, Philadelphia (2018); Kunsthaus Bregenz, Bregenz (2017); Museu Serralves, Porto (2016); The Aspen Art Museum, Aspen (2016); The Whitney Museum of American Art, New York (2016); The Serpentine Galleries, London (2015).
Rachel Rose took part in the 57th Venice Biennale (2017) and the São Paulo Biennial (2016). She is the recipient of the Future Fields Award (2018) and the Frieze Artist Award (2015).
Bibliographie
Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ? What Would Animals Say If We Asked the Right Questions ?, 2016
Philippe Ariès, L'Enfant et la familiale sous l'Ancien Régime, 1960
Silvia Federici, Caliban et la sorcière: Femmes, corps et accumulation primitive, 2004
Filmographie
Eiichi Yamamoto, La Belladone de la tristesse, 1973
Transcript
Hans Ulrich Obrist
Je voulais commencer par le commencement. Rachel, je suis ravi.
C'est notre 7ème interview. Nous avons fait beaucoup d'autres enregistrements auparavant. Je voulais donc commencer par le commencement car nous nous sommes rencontrés il y a presque 10 ans. Je me souviendrais toujours que lorsque je t'ai rencontrée, tu faisais encore de la peinture. Tu venais également de commencer à étudier avec Rirkrit Tiravanija ,à l’université de Columbia. Tu as arrêté de peindre afin d’avoir ton diplôme. Je voulais te poser quelques questions sur tes professeurs. Je suis particulièrement curieux de Robert Reed. C'est très important que nous nous souvenions de lui. Robert Reed est non seulement un peintre abstrait fascinant mais c’est aussi un des professeurs mythiques de la Seconde Moitié du 20ème siècle aux États-Unis. Il organisait un séminaire très spécial qui s’appelait :« Structures préhistoriques ». Je voulais te demander de nous parler un peu de tes débuts, comment tu en es venue à l'art, ou, comment l'art est-il venu à toi, ainsi que de l’importance de Robert Reed et de Rirkrit.
Rachel Rose
Je suis contente que tu mentionnes Robert Reed, car il a changé ma vie et celles de tellement d'autres personnes. Il a enseigné pendant plus de 50 ans à Yale donc il est entré à Yale lorsqu’il avait une vingtaine d'années. Je crois qu'il était très jeune lorsqu'il est entré en école supérieure. Il avait étudié et enseigné avec Josef Albers. Sa façon d’enseigner peut-être que ses principes étaient inspirés de ceux d'Albers, mais je dirais que sa méthode était à la fois incroyablement structurée et rigoureuse. J'avais toujours le sentiment qu'elle n'avait aucun fondement et qu'il était impossible de gagner à son jeu dans son domaine. Il donnait des devoirs...Pour information, j'ai suivi 3 cours avec lui en licence et je suis partie en France, avec lui, durant deux étés. Il emmenait ses étudiants pour l’été, pour des marathons intensifs. Tu travaillais 20 heures par jour, tu dormais 4 heures par jour sur le sol de ton studio. Cette méthode était fidèle à sa vision globale de ce que sont l'artiste et la création. Il donnait par exemple ce genre de devoirs :« Dessinez 1000 dessins en une journée. ». « Réalisez 100 peintures en une semaine. ». « Réalisez une peinture en un mois. ».« Réalisez 50 dessins en une heure. ». Et ensuite, Reed critiquait et jugeait tout ce que tu faisais. Ce n’est qu’un aspect de sa façon d’enseigner, mais à mes yeux cette rigueur, cet athlétisme, ce niveau de précision et de concentration ont permis à ses étudiants de comprendre qu'être un artiste est incroyablement difficile. C'est comme être un athlète et ce n'est pas un exercice d'amateur ou de rebelle. Je pense que lorsque tu fais de l'art au lycée, tu as cette idée romantique de devenir un artiste. Tu te dis que tu en deviendras un et que tout ira bien.
Reed ne croyait pas à cela. Mais en même temps il ne cherchait jamais rien de spécifique, évidemment c’est aussi le cas de l’art. On installait des modèles délirants au milieu de nos classes. Ils y restaient durant tout le semestre, et tout le monde y contribuait. Il y en avait un qui était sous l'eau, nous avions tous ces poissons et ces créatures marines. Il ne disait jamais : « Oh, ce poisson n'est pas peint de manière réaliste ». L’important n’était pas le réalisme ou à quel point l'œuvre était abstraite ou poétique, à quel point elle était clairvoyante. Il te poussait constamment à chercher en toi.
Hans Ulrich Obrist
C’est intéressant car en te parlant à toi et à ses autres élèves, j’ai découvert qu’il ne citait jamais d’autres artistes. L'important, c’était le présent. C'était ce qui avait lieu au sein de la salle de classe, c'était l’expérimentation. Il ne se réfèrait pas forcément à l’histoire. Mais il citait Albers, évidemment, comme un peintre abstrait. La méthode d’Albers était importante pour lui. Et également l’artiste ultime, qui fût une inspiration: Philip Guston.
Rachel Rose
Il y avait Guston et Albers, tous deux venaient de Yale. Guston, Albers et James Welling. Voilà les références que nous avions je ne m'en souviens d'aucune autre ! Honnêtement, même ces 3 références nous n'en parlions que rarement, voire jamais. Il ne parlait pas d’autres artistes, il ne nous demandait pas de nous intéresser à d’autres œuvres. Je pense que l'objectif de sa méthode était de former des artistes capables de faire de l'introspection, de manière rigoureuse.
Hans Ulrich Obrist
Il donnait des instructions scolaires. Tu m’as notamment parlé
d'un cours intitulé « Structures préhistoriques », où il était question d’ « Encourager les étudiants à exprimer et activer toutes leurs capacités » « Débuter un processus de résolution versus de recherche de problèmes. », « Examiner la relation entre matériaux et image. », « Examiner l'espace entre un élément en 3D et une illusion en 2D. », « Offrir une phrase individuelle au sein d’un paragraphe commun. » , « Et finalement, « Examiner la bizarrerie de la forme, et sa relation avec la vision et la structure. » « Matériaux : ruban adhésif, élastiques, câble, ficelle et corde ». C’est presque comme : Fait le !
Rachel Rose
Oui c’était toujours. Ce n'est qu'un exemple de programme sur lequel je suis tombée. Il ne faisait jamais deux fois le même programme. Chaque programme qu’il écrivait était nouveau. Je suis tombé sur celui-là et j'ai décidé de le mentionner car j’ai trouvé que c’était un exemple tellement concis de sa façon de penser et de travailler.
Chacun des énoncés que tu viens de lire est, il y a tellement de choses à en dire.« Examiner la relation entre 2D et 3D. ». Chacune des lignes que tu viens de lire…Rien que de nommer le devoir : « Structures préhistoriques »,c'était sous-entendu qu’on allait construire un dinosaure en carton. C’était le sous-entendu. Mais évidemment...c'était bien plus que cela.
Hans Ulrich Obrist
La catastrophe et la minute nous amène à parler d'une œuvre qui ne fait pas partie de l’exposition à Paris, mais qui est l’une de tes premières œuvres que j’ai vue. Je l’ai vue pour la première fois à Turin. Dans A Minute Ago, il y a différents dénouements : c’est la catastrophe, ou la non-catastrophe. Peux-tu nous en dire un peu plus sur A Minute Ago avant que nous entrions au sein de l’exposition ? C’est important de nous remémorer ce film, car il a beaucoup d'importance. Il ne fait pas partie du labyrinthe à Lafayette, car c’est un thème différent. Mais il est tout de même important de l’évoquer.
Rachel Rose
Oui. L’ouragan Sandy venait d'atteindre New York et tout a été perturbé. Un jour, j'étais dans un café et une bourrasque de vent a soufflé devant ce café. Tout le monde s'est arrêté, complètement pétrifié. La devanture du magasin était en verre. À ce moment, je me rappelle avoir pensé, surtout après que Sandy ait frappé New York, à quel point nous étions vulnérables, dans nos paysages. Je me demandais pourquoi tous ces buildings avaient été construits. Chaque ville est couverte de gratte-ciels. Pourquoi avons-nous construit des gratte-ciels partout s'ils sont vulnérables à ce genre de catastrophes, qui se rapprochent et prennent de plus en plus d’importance ? J'ai été prise dans l'engrenage de l’histoire de l’architecture moderne et du style international. J'ai découvert à quel point les gratte-ciels et l’utilisation du verre et de l’acier sont récents, et de la façon dont nous nous y confinons. J’ai commencé à réfléchir aux effets sociaux et biologiques d'une vie entourée de verre et d’acier, de l'effet que peut avoir le fait de pousser un corps à vivre dans une serre dénuée de verdure, tel un corps vivant dans un mausolée. Cela m’a mené à la Glass House, dans une sorte de mausolée moderne, de style international, où tout est en permanence en train de se décomposer, et réajusté afin de ne pas pourrir. Et cette peinture de Poussin qui se trouve à l’intérieur les “Funérailles de Phocion” , montrant un corps mort mais pas encore enterré, sur le point de l'être, mais qui pourrira car la maison chauffe à plus de 100°C en été, il n’y a pas de ventilation car c'est du verre elle doit donc être continuellement restaurée. Oui, il y avait un lien avec la façon dont je me sentais dans mon propre corps, vivant à New York City, dans des espaces confinés en verre, au milieu de catastrophes à venir et passées.
Hans Ulrich Obrist
Évidemment, la catastrophe, l'état de bouleversement est également en lien avec l’exposition. Je voulais débuter ce voyage à travers ce labyrinthe que tu as installé à Lafayette Anticipations. C'est une exposition qui implique beaucoup d'aspects différents de la nature humaine. C’est intéressant car nous avons parlé de Reed, de ses exercices entre la 2D et la 3D. Cette exposition oscille beaucoup entre 2D et 3D.Leon Golub m'a souvent parlé de cette oscillation, et du fait que parfois, les choses peuvent être réalisées en deux ou en demi dimension. Dans la première salle se trouve The Borns. The Borns est en lien avec le moment précédant la naissance et avec ton travail sur les œufs. J’étais un ami proche de Cedric Price, l’architecte, ainsi que de Joan Littlewood, la metteuse en scène.
Rachel Rose
La ville comme un œuf .
Hans Ulrich Obrist
Pardon ?
Rachel Rose
La ville comme un œuf
Hans Ulrich Obrist
Exactement, La ville comme un œuf. Cedric était un ami très proche et son idée, avec Joan Littlewood, la metteuse en scène qui a organisé des spectacles de rue et a développé l’intérieur et l’extérieur du Fun Palace, qui était une institution d’art pluridisciplinaire, où tous les champs de connaissances et les cultures se rencontraient. Cedric a réalisé La ville comme un œuf, où il a schématisé l’évolution
des villes en trois œufs. Il y a d’un côté l’œuf dur, puis l’œuf au plat. Et de l’autre côté, les œufs brouillés dans cet ordre. L’œuf cuit représenterait la ville dans un passé lointain. L’œuf au plat représenterait les villes entre le 17e et le 19e siècles.
Les œufs brouillés représentent la modernité. La première ville avait un centre dense et des murs qui l'entouraient. C’est l’œuf dur. Puis, avec l’introduction des canons, les murs des villes sont devenus inutiles et ont finalement été détruits avec l’ère industrielle. L'idée est que nous passons de l’œuf dur à l’œuf au plat et finalement, aux œufs brouillés. Peux-tu nous en dire un peu plus sur ces sculptures d’œufs et sur The Borns, qui accueillent le spectateur lorsqu’il entre dans l’exposition.
Rachel Rose
Je n'y ai jamais pensé de cette façon, mais comme tu mentionnes cette idée de la ville et de l'œuf. Imaginons les villes du 16e et 17e siècles. L'une des dernières œuvres de l'exposition est Wil-O-Wisp, qui prend place dans l'Angleterre rurale du 17ème siècle, pendant le mouvement des enclosures. Ce fût une déforestation massive qui a engendré la réorganisation des ressources du paysage et qui ,d'une certaine manière, a été l'un des points de départ du capitalisme. Jusqu'à cet instant, le paysage avait été relativement préservé des incendies, de la déforestation et de la privatisation, des œufs brouillés, d'une certaine façon. Il y a un lien entre cette réorganisation du paysage de l'Angleterre du 17ème siècle et notre vision moderne de la magie. Auparavant, la magie était centrale à la relation qu'entretenait la communauté avec la nature, entre les uns et les autres et cela était mélangé à l’animisme, à nos yeux, des idées, un peu surréelles d’alchimie. Cela a été détruit par la réorganisation du paysage et a été transformé en la magie du capitalisme et de l'argent.
L'exposition ouvre avec les sculptures de The Borns, qui sont, je pense, liées à des questionnements sur l'alchimie, qui m'intéressait lorsque je travaillais sur Wil-O-Wisp mais également les formes alchimiques dans nos propres corps. J'ai débuté cette œuvre au moment où je désirais tomber enceinte et c'est la première fois de ma vie que je me suis demandé ce que cela représentait, d'un point de vue physiologique. Ce qui est étrange, c'est que si tu retraces une grossesse, tu n'en trouves pas le commencement. Ce n'est pas le moment où l'embryon se forme, en réalité, ça remonte infiniment plus loin que ça. Il y a cet instant où l'embryon se forme. Mais pendant des millions d'années, une partie de cet être a été en vie. The Borns était une façon de rassembler deux temporalités différentes en un seul matériau.
Hans Ulrich Obrist
C’est intéressant car Cedric Price parlait de voies rapides et de voies lentes. Il a imaginé le Fun Palace comme ayant une programmation rapide ainsi qu'une programmation lente, donc des temporalités très différentes. Il y a des choses plus rapides et d’autres beaucoup plus lentes impliquées dans ces sculptures. Peux-tu en parler ?
Rachel Rose
Les roches prennent des milliers d’années à se former mais le verre se forme instantanément sur la roche. A mes yeux, c'était un parallèle entre la formation de nos corps en tant qu’embryons lorsque nous sommes dans le ventre. Il y a ces deux états temporels extrêmement différents, qui se rassemblent afin de créer la vie. Ils ne sont réalisés qu'à partir d'un seul matériau : de la roche. C’est étrange de penser
que le verre est une roche, mais oui, ça l’est.
Hans Ulrich Obrist
Nous avons commencé avec le début de l’exposition, avec la naissance. De là, nous nous dirigeons ensuite vers le début de ta pratique et la première vidéo que tu as réalisée : Sitting Feeding Sleeping en 2013. Nous avons discuté, dans l’introduction, du moment où tu as quitté la peinture. Et c’est ce qu'il s'est passé avec Sitting Feeding Sleeping, c’est la première fois que tu t'es tournée vers la vidéo et le montage. C’est une œuvre qui est en lien avec l’évolution, la mortalité, le temps. Peux-tu me dire comment cela s'est passé, comment tu as arrêté la peinture ? Et quelle était l'épiphanie de Sitting Feeding Sleeping ?
Rachel Rose
Je doutais le fait de devenir, de continuer, à être une artiste. J'avais des doutes sur ce qu'un artiste pouvait faire afin d'aider à changer le monde. J'avais des doutes sur la manière dont je dépensais mon énergie et pourquoi je le faisais. J'étais assez déprimée car j'avais l'impression… Je n'arrivais pas à comprendre l'intérêt d'être un artiste. J'étais pleine de cynisme et de doutes. Rirkrit, qui était mon enseignant à l'époque…Je me sentais seule face à ce cynisme et ce doute…J'avais l'impression que c'était mal ou que j'avais fait une énorme erreur et qu'il était temps de démarrer une autre carrière. À plusieurs reprises, je me suis confiée à Rirkrit et il m'a dit :« Le doute est une chose dont il faut se servir. Douter l'art, son rôle et sa fonction : c'est tout l'intérêt. À vrai dire, ce doute peut te permettre de découvrir ce que tu souhaites faire et exprimer. ». À l'époque, je pensais vouloir être réalisatrice de documentaires. Je pensais que ça serait un moyen d'aborder, de façon directe, les choses que je souhaitais changer dans le monde ou que je souhaitais explorer. J'ai commencé à réaliser ce qui devait être un documentaire sur la connexion entre les animaux du zoo, le futur de la robotique dans l'intelligence artificielle émotionnelle et de cette sorte d’anachronie des laboratoires de cryogénie des années 90, 2000 et 70. Lorsque j'ai commencé à voyager et à monter les séquences, c'est la première fois, que j'utilisais une caméra ou des logiciels de montage, je me suis rendue compte, que l'œuvre que je réalisais n'était pas un documentaire car en réalité, elle était vraiment personnelle et touchait beaucoup à cet état partagé que j'étais en train de découvrir en moi.
Hans Ulrich Obrist
Les animaux apparaissent beaucoup dans ton travail, ils t’attirent, tu as grandi dans une ferme, entourée de beaucoup d’animaux. Comme tu me l’as un jour dit: loin de la ville. D’une façon, ce dialogue avec les animaux a toujours été important.Je lis actuellement ce super livre de Vinciane Despret, une autrice belge, Que diraient les animaux, si on leur posait de questions ? Il y a une préface de Bruno Latour, « Vous êtes sur le point de découvrir un nouveau genre, celui des fables scientifiques. Je ne parle pas de science-fiction, ni d’histoires fausses sur la science, mais au contraire, de façons véritables de comprendre à quel point il est difficile de comprendre ce que sont les animaux. ». J’ai commencé à faire beaucoup d’interviews en lien avec les animaux, durant ces derniers mois, je les ai postées sur TikTok.
Cela m’intéresse beaucoup, la récurrence des animaux. C'est fascinant dans Sitting, Feeding, Sleeping, mais également dans des films ultérieurs. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
Rachel Rose
Et bien, j'y pense aussi en ce moment car hier, j'ai eu une expérience très étrange avec un cerf. Je marchais dans la rue, c'est une zone forestière, très dense. J'étais au téléphone et j'ai failli percuter ce cerf. Je ne l'avais même pas remarqué. Je marchais avec mon chien, qui était complètement silencieux. Généralement, lorsqu'il voit un cerf, il court et le fait fuir. Et le cerf n'a pas bougé. J'étais à 1 mètre du cerf et nous nous regardions. J'ai penché ma tête d'un côté de l'arbre, comme ça. Et le cerf aussi. Puis j'ai penché la tête, de ce côté, et le cerf aussi. C'était... étrange. Il y a cette chose sur laquelle je me questionne : la conscience des animaux est si profonde, et va au-delà...au-delà de la nôtre. Je me demande s'il y a des liens, des façons fictionnelles, pour nous d'imaginer des connections, n'étant pas directement en rapport avec un animisme anthropomorphique. J'ai réfléchi à cette idée d'animaux incarnés par des extraterrestres, par exemple. Je ne veux pas littéralement dire que ce cerf était incarné par un extraterrestre, mais quelque chose d'autre s'est passé entre nous, qui n'était ni anthropomorphique, ni une réaction typique et évolutionniste d'un cerf qui s'enfuit lorsqu'il voit un chien ou un humain.
Hans Ulrich Obrist
Pour revenir à l'exposition, nous avons débuté avec le commencement, avec la naissance. Nous entrons désormais dans l'enfance.
Évidemment, il y a l'œuvre Lake Valley, dont nous avons déjà discuté lors de l'interview faite à Cassel. Je voulais que tu en parles dans le contexte de l'exposition à Lafayette Anticipations car c'est un animal, un animal chimérique qui est en réalité abandonné, laissé seul par ses maîtres. C'est une œuvre qui est composée de milliers d'illustrations venant de livres d'enfants. C'est une archive. Mais c'est également une œuvre que tu as réalisée, je me souviens, tu m'as dit qu'elle avait un lien avec l'âge. Tu l'as réalisée lorsque tu avais 28 ans. C'est une année importante car c'est le début du retour de Saturne. C'est une période de transformation entre 20 et 30 ans. C'est une sorte de transition, une évolution. Peux-tu m'en dire plus sur la genèse de Lake Valley et sur cette notion d'enfance, qui est étonnamment récente ?
Rachel Rose
Il y a une première phase de l'âge adulte, lorsque tu as 18 ans. Tu quittes la maison et tu vas à l’université ou peu importe. Puis il y a une autre phase, entre environ 20 et 32 ans, où tu commences à avoir de nouvelles responsabilités. Lorsque le retour de Saturne a débuté pour moi, j’ai ressenti ce changement et me suis demandé d’où il venait, et ce que « être adulte » signifiait. Comment est-ce que « être adulte » a changé ? C'est en lien avec la structure familiale. Lorsque tu es un adulte, tu es séparé de tes parents. Tu as ta propre identité, tu vis ta propre vie. Pas lorsque tu es un enfant. Tu es dépendant de tes parents, tu vis sous leur autorité. Lorsque je me suis intéressée à l'histoire de l'enfance, j'ai lu ce livre novateur, du sociologue Français Philippe Ariès, L'Histoire de l'Enfance. Il décrit l'enfance comme une invention moderne et il explique qu'avant l'industrialisation et la modernité, il n'y avait pas de telle séparation entre « être enfant » et « être adulte ». La famille nucléaire, les parents et l'enfant n'existait pas. Je me suis donc intéressée à la relation entre le fait de devenir adulte et la révolution industrielle. Et au capitalisme, qui en fait partie, il y a eu cette prolifération de livres pour enfants durant la révolution industrielle du 19ème siècle...les thèmes les plus communs étaient la solitude et l'abandon. D'une certaine manière, c'était une nouvelle existence.
J'ai réfléchi à nos propres enfances, et à la signification que nous donnons au fait de devenir adulte et à quel point être adulte est associé ,en partie, à cette sensation intime de solitude et d'abandon. J'ai donc réfléchi à comment cela était connecté à l'industrialisation.
Hans Ulrich Obrist
Miyazaki a-t-il été une inspiration pour cette œuvre ?
Rachel Rose
Oui, il l’a été. Je pensais à Miyazaki, mais à beaucoup d’autres également. Je pensais à ce film, La Belladone de la tristesse, qui, je crois, a plus d'un réalisateur et c'est pour cela que je n'arrive pas à me souvenir de son nom… Il a été réalisé par Yamamoto, il a été réalisé par une seule personne. Mais cela a pris tellement de temps. C'est un film d'animation complètement fantasmagorique, mystique et psychédélique. Tu devrais le regarder, il est extraordinaire. Je pensais donc à ce genre d'animations. Les animations qui étaient...Psychédéliques, je suppose.
Hans Ulrich Obrist
Nous avons tous deux rencontré, grâce à Emma Enderby, l'économiste Allemand, Moritz Schularick, qui est récemment beaucoup intervenu dans les médias sur des questions relatives à l'économie, la crise économique, ce que l'Union Européenne devrait faire sur le fait que les pays riches devraient soutenir les pays pauvres. Évidemment, Moritz a beaucoup écrit sur le néo-féodalisme. Il parle d'une transition et d'un retour du féodalisme. À l'évidence, ton film parle de cette transition. Ton film parle de cette transition du 17ème siècle, de ce moment de transition entre le féodalisme et le capitalisme. Je me demandais si tu pouvais parler un peu de cela, car Moritz a dit que nous revenions à un système féodal et il est inquiet. Je me questionnais sur cette transition du 17ème siècle. C'est également en lien avec ce que tu décris comme de l'anxiété, cette notion d'anxiété.
Rachel Rose
Une nouvelle classe sociale émerge, une sorte de classe moyenne. Une nouvelle mobilité sociale apparaît en Angleterre, qui est hors du système féodal. C'est en lien avec le développement de l'industrialisation, qui permet aux gens d'acheter des terres en dehors de Londres et d'avoir des résidences secondaires afin de parcelliser, des terres auparavant féodaux, en terres désormais distribuées de manière privée. Mais il y a un lien entre ça et cette nouvelle classe sociale qui émergeait en Amérique. En regardant cette fracture des terres en Angleterre et les idées que les habitants imprégnaient sur ces paysage, des idées d'utopie, de manufactures du futur… C'est une façon de voir le genre de personnes qui venaient en Amérique. Et quel genre de rêves, remplis d'industrialisation, ils avaient.
Hans Ulrich Obrist
Il y a une transition avec Camargue Horse .C'est une photographie que tu as prises en Camargue et qui est en lien avec l'exposition Enclosure que tu as faites à Arles. Tu étais à Arles pour la Fondation Luma, et tu as créé cette colline, de laquelle on pouvait voir le film Enclosure. Peux-tu parler de ton expérience en Camargue, car ces marais…C'est en fait le père de Maja, Luc Hoffman, qui sauvé l'activité écologique de ce marais et de beaucoup d'autres dans le monde entier. Il était le co-fondateur de World Wildlife Fund (WWF). Il a également fondé la Tour du Valat. Il était un ornithologiste célèbre et il y a évidemment la fondation Luma de Maya Hoffmann, qui est très connectée à l'écologie. Ça serait super d'en savoir un peu plus sur la Camargue et sur l'œuvre Enclosure, qui se trouvait à Arles. Les deux expositions sont très connectées car Wil-O-Wisp est à Paris, Enclosure était à Arles...
Rachel Rose
Oui. C'est très simple. Dans le film Enclosure, comme tu l'as décrit, il y a cette colline géante et noire, qui donnait l'impression d'être, une météorite ou un œuf noir. Je voulais qu'elle soit hors du commun. Dans le film, il y a cette lune noire qui croît et décroît, tout au long du récit. Je voulais que ça soit connecté à cette idée de magie de l'époque, et à la puissance de l'obsidienne comme outil magique de l'Angleterre du 17ème siècle. Je pensais à la manière dont John Dee a travaillé avec. Je roulais à travers la Camargue les jours où nous ne nous installions pas. Je regardais les chevaux et j'ai pensé à utiliser ce symbole occulte du 17ème siècle, avec les chevaux. Alors peut-être que c’est dans la perspective de ce genre de terre préservée non confinée ou magique.
Hans Ulrich Obrist
Il y a une forte connexion avec Wil-O-Wisp. L'œuvre Camargue Horse nous mène à Wil-O-Wisp. Dans Wil-O-Wisp, on retrouve également un transfert animal, cette idée que lorsqu'une personne meurt, son esprit pourrait se glisser dans le corps d'un animal. Peux-tu m'en dire un peu plus sur Wil-O-Wisp, la genèse de ce film, son histoire ?
Rachel Rose
La genèse du film n'était pas le transfert animal, mais je m'y suis beaucoup intéressée lorsque j'ai recherché cette période. Nous avons joué une scène sur cette pratique, qui était très souvent utilisée par les citadins, lorsqu'une personne était malade. Un animal était tué ou placé à côté d'une personne mourante, et la maladie de cette personne était censée être transférée dans le corps de l'animal, permettant à cette personne de revenir à la vie. Mais j'étais intéressée, comme je l'ai dit précédemment, par cette transformation du paysage. Ce début d'industrialisation de la nature, son effet sur la compréhension que les gens avaient d'eux-mêmes leur relation avec la communauté, leur vision de la magie. Je voulais vraiment montrer cette transformation. J'ai donc écrit cette histoire surréelle basée sur une série de coïncidences des choses que nous considérons aujourd'hui comme des coïncidences. Mais les coïncidences sont presque comme un voyage dans le temps car pour cette communauté, une coïncidence était un présage, c'était un signe occulte, révélateur d'une réalité. Ce n'était pas du hasard. C'était une chose qui était pleine de sens et préexistante. Et c'est de cela dont parle le film. Ce film parle de la magie de l'époque, de la vie entourée de cette magie, et de ce qu'il s'est passé lorsque la magie a commencé à être tuée.
Hans Ulrich Obrist
D'une façon, il y a une connexion avec le passé, mais cela correspond également au monde d'aujourd'hui. Tu as dit, lors de l'une de nos conversations, que tu vois des parallèles entre cette époque et le 21ème siècle. Peux-tu parler de ces parallèles ? Il serait intéressant d'explorer les parallèles entre ces moments historiques et le présent.
Rachel Rose
Je ne suis pas sûre que j'y pense forcément en terme de parallèles. Plutôt... il y avait des façons d'exister, à l'époque, ont défini là où nous en sommes aujourd'hui, que nos racines sont à trouver à cette époque-là. Mais également, les choses comme la magie, qui a été sublimée en cette idée de transformation, favorisée par une économie monétaire sont toujours d’actualité peut-être de nouvelles et différentes façons. Je sais que nous ne voyageons pas beaucoup actuellement. Mais si je prenais l'avion pour venir te voir à Londres demain, c'est magique. Se parler, maintenant, à travers des pixels et des ondes sonores, c'est magique. Regarder un film est magique. Pour moi, l'art est un peu comme ça. On ne considère pas ces choses comme magiques car nous ne prenons pas le temps de les assimiler de cette façon. Mais elles le sont. Nous vivons dans un état qui n'est pas différent, des caractéristiques irréelles et animistes, de l'Angleterre du 17ème siècle.
Hans Ulrich Obrist
Lorsque je te demande, depuis bientôt 10 ans, quel est ton projet, en cours, tu mentionnes toujours ce long métrage. Récemment, le processus s'est intensifié. Tu as commencé à beaucoup lire, au cours des deux dernières années, pour ce long métrage. Évidemment, ça s'est intensifié car Wil-O-Wisp et Enclosure sont un peu comme des étapes vers ce long métrage, non ? Peux-tu me dire où en est ce long métrage ?
Rachel Rose
Oui, il se trouve dans un Google doc. Je travaille actuellement sur le script. C'est l'une des choses que l'année 2020 m'a donnée :du temps pour travailler sur ce script. Je réfléchis à l'incarnation extraterrestre des animaux. Ça fait partie de mes réflexions. Je ne veux pas trop en parler, mais j'ai passé beaucoup de temps dessus ces deux dernières années. Je me suis rendue compte que je n'ai jamais, de toute ma vie, régulièrement lu de romans. C'est donc ce que j'ai fait durant ces deux dernières années, afin d'en apprendre davantage sur les histoires et différemment que ce que j'ai pu faire auparavant. Je n'ai pas regardé beaucoup de films ces deux dernières années. Je n'ai fait que lire des histoires. Oui, je réfléchis à l'incarnation extraterrestre des animaux. Voilà où j'en suis. Je me suis toujours dit que j'allais réaliser une sorte de science-fiction gothique. Et oui... je pense que c'est là que je vais finir.
Hans Ulrich Obrist
Et as-tu trouvé « LE livre » ?
Rachel Rose
Il s'avère qu'il n'y a pas de livre pour ce que je veux réaliser. Je dois donc l'écrire moi-même, malheureusement. Ce n'est pas ce que je voulais, mais c'est ce que je fais. Je n'ai pas trouvé « LE livre »,mais pouvoir lire un grand nombre de livres est un luxe. Tu peux t'inspirer et assembler toutes les choses que tu aimes. Voilà où j'en suis.
Hans Ulrich Obrist
J'étais intéressé par cette idée de spiritualité et de réenchantement. Le personnage principal dans Wil-O-Wisp est Elspeth Blake, qui a été inspirée par une guérisseuse.
Rachel Rose
Oui, la guérison et la magie, nous parlions avant du transfert animal avec la maladie. Cette pratique était prise en charge par les femmes des communautés. Silvia Federici en parle dans Caliban et la sorcière. Avec l'industrialisation et le nouveau système médical qui a été développé par les hommes durant les Lumières, les femmes ont été remplacées. Les femmes étaient désormais considérées comme des sorcières et exclues des communautés où elles avaient des rôles essentiels, en tant que guides spirituelles, ainsi que guérisseuses. Elspeth était un amalgame, je l'ai inventée. C'était une association de plusieurs rapports que j'ai lues sur des choses qui sont arrivées à des femmes dans sa position; et la menace que cette position spirituelle et magique représentait pour une force industrialisée chrétienne et non païenne.
Hans Ulrich Obrist
Voici la dernière question, nous devons parler de la dernière œuvre. L'œuf n'est pas seulement au commencement, il apparaît également dans Wil-O-Wisp, il y a Optical Eggs, 2, 4 et 5, et évidemment, il y a aussi Autoscopic Egg,qui est une œuvre rarement exposée en Europe. C'est une installation vidéo sculpturale, qui est entre la 2D et la 3D et qui explore les hallucinations autoscopiques. Peux-tu rapidement parler d’Autoscopic Egg ?
Rachel Rose
Je ne sais pas pourquoi l'œuf est constamment présent. Il est présent, à chaque fois, pour différentes raisons. Il y a même un œuf dans la vidéo Lake Valley. Ça fait des années que ça dure. Je ne sais pas pourquoi, c'est inconscient. C'est un symbole qui m'attire continuellement, pour différentes raisons. Je pense qu'il y a un lien avec la distorsion. Je me suis intéressée à ce phénomène,où un individu quitte son corps physique et se voit de l'extérieur. Parfois, cela se confond avec les expériences avec des OVNIs, ou ce que les gens décrivent comme une force extraterrestre. Il y a eu des récits de personnes en train de rouler en voiture, s'arrêtant au feu et se voyant eux-mêmes, assis en face sur un arbre, en train de se regarder.
C'est un fait que des gens ont réellement vécu. Ce qui était étrange avec ces deux séquences de Fred Astaire que j'ai trouvées, c'est qu'elles ont été réalisées à plusieurs années d'écart. Pourtant, ses mouvements et la chorégraphie sont exactement les mêmes. Je me suis demandé si, d'une façon, il s'était réincarné en lui-même. Est-ce un voyage dans le temps lorsque l'on fait deux fois la même chose ? Cela touche un peu aux coïncidences, et au fonctionnement de l'Angleterre du 17e siècle. Mais les coïncidences étaient des signes d'une force sous-jacente. Elles étaient des vérités magiques. Elles n'étaient pas simplement des coïncidences. Je pensais à nos propres répétitions et aux projections que nous avons de nous-mêmes, comme étant également des signes occultes. J'ai donc projeté ces deux exemples à travers un œuf de verre, qui a une fréquence à l'intérieur, une fréquence électrique, qui est gelée et qui divise l'œuf en deux parties. Il y a ensuite le corps de la projection des expériences autoscopiques sont projetées à travers la salle.
Hans Ulrich Obrist
Pour conclure cette interview, nous pourrions parler un peu du moment final de l'exposition. C'est une exposition qui a débuté rapidement après ton exposition aux Serpentine Galleries. Il y a eu ton exposition à la Serpentine, puis au Whitney Museum en 2016.Je n'oublierais jamais cette installation extraordinaire, au Whitney, un écran semi-transparent devant les fenêtres, qui oscille. Le spectateur fait une expérience de sortie du corps. Ça ne représentait pas seulement la sortie du corps des astronautes. C'était en réalité possible, pour le spectateur, d'en faire l'expérience. Et c'est ce qui se passe dans la dernière salle à Lafayette. Parlons de Everything and More.
Rachel Rose
Je pense que cette œuvre est en lien avec la magie. J'ai été inspirée après avoir vu deux films sur l'espace, qui sont sortis au moment où j'ai débuté cette œuvre. En sortant du cinéma, je me suis sentie autre, désincarnée et remodelée. C'était étrange car ce que j'ai ressenti, ce n'était que des fréquences. Seulement quelques sons et lumières, dans une salle noire. Pourtant, je me sentais sur une autre planète lorsque je suis sortie et que j'ai marché dans les rues de New-York. Je suis ensuite tombée sur cette interview de David, qui parle de son expérience dans l'espace, de cette vision de la Terre entourée du néant, ainsi que de son retour sur Terre et le fait de ressentir à nouveau ses sens. Je pensais à tout cela et aux façons de…pas à travers les drogues, ou des choses comme ça...mais simplement à travers la lumière et le son... Nous sommes des cellules Nos corps ont évolués afin d'absorber certaines fréquences et pas d'autres. Qu'est-ce que cela veut dire, lorsque tu extrais ton corps de l'endroit où il a évolué, la Terre, et que tu l'introduis à de nouvelles fréquences ? Quelles sont les possibilités au sein de cette expérience ?Je pense également à la magie qui existe constamment autour de nous, à notre évolution... et notre rôle dans cette sélection.
Hans Ulrich Obrist
C'est une très belle conclusion. C'était une super interview.
Rachel Rose
Oui, c'était une bonne interview ! Merci Hans, merci beaucoup.
Hans Ulrich Obrist
Notre 7ème interview. J'ai hâte de faire la 8ème.Huit, comme me l'a un jour dit Roman Opalka : lorsque tu prends le chiffre 8 et que tu le tournes à l'horizontal, il devient l'infini. Espérons que notre 8ème interview dure encore plus longtemps !
Rachel Rose
Magnifique.