Innervision Ep.03
Regard corrosif
Il est temps de s’arrêter devant les vitraux gravés de “Sustained Glass” et la vidéo “The More We Read All That Beauty, The More Unreadable We Are” dont le titre de l’oeuvre est répétée tel un refrain par une Bette Davis contemporaine incarnée par l’actrice Lena Schwartz. D’autres fragments sonores viennent s’ajouter à cette composition : James Baldwin évoquant sa prise de conscience de la position critique de la minorité noire aux Etats-Unis, une conversation entre Edward George et Dhanveer Brar sur la musique postcoloniale...
Une série de podcasts conçue par Alexandre Brault, Maxime Decourd et Arthur Menard-Salis.
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Transcription
Bonjour et bienvenue dans “Innervision”, le podcast de visites sonores de Lafayette Anticipations conçu par l’équipe de médiation. Laissez-vous entraîner dans ce voyage sonore au plus proche de la création contemporaine. Saison 1 : l’exposition visionary company de Wu Tsang.
Nous venons de nous détourner de l’œuvre Safe Space pour rejoindre à notre gauche le centre du deuxième étage qui frappe par sa verticalité. Au-dessus de nous, ce patio est ouvert sur toute la hauteur jusqu’au toit vitré de la fondation. La lumière naturelle, tamisée par des caillebotis filtre doucement jusqu’à nous et baigne un imposant vitrail constitué de trois panneaux. Des projecteurs au sol les éclairent par l’arrière de manière indirecte.
Pour mieux considérer cette pièce, allons nous asseoir sur le banc qui lui fait face.
Le panneau central de l’œuvre, le plus large, est porté en retrait des deux autres, légèrement plus étroits. Ils sont maintenus dans trois cadres métalliques gris eux-mêmes posés sur des socles bas. L’ensemble, dans un camaïeu de bleu, nous domine de ses 3m50 de hauteur. Si nous pensons historiquement le vitrail comme une imagerie accessible aux fidèles illettrés, ceux-ci sont, au contraire, recouverts de textes superposés mêlant des caractères typographiques et manuscrits. Ils semblent être gravés dans différentes couches de verre des panneaux.
Sur les vitraux, nous distinguons différentes couches de textes qui se superposent, tant et si bien que certaines phrases demeurent illisibles, opaques. À quels signes pouvons-nous nous raccrocher pour déchiffrer cette superposition de paroles ?
Nous pouvons parfois reconstituer des fragments de phrases d’un panneau à l’autre. Nous observons également des parties de texte en grec. L’écriture manuscrite nous apparaît comme une prise de notes, une intervention à même le paragraphe, elle aussi gravée dans le verre.
Nous devinons le caractère collaboratif et évolutif de cette écriture qui traverse d’ailleurs l’ensemble des pièces de cette exposition. Par ailleurs, nous constatons, que le texte constitue dans les œuvres de Wu Tsang et Moved by the Motion, un matériau à part entière, autant comme base narrative et théorique qu’en tant qu’objet graphique. Le titre, Sustained Glass, « Verre soutenu », nous souffle une information technique sur ces panneaux de verre tout juste maintenus dans leurs cadres. « Stained glass » désigne également en anglais un vitrail.
Nous décelons cependant un message clair dans cette cacophonie textuelle : “there is no non-violent way to look at somebody”.
N’y a-t-il vraiment aucune manière de regarder autrui sans produire de violence ?
Nous nous détournons de Sustained Glass, pour rejoindre la dernière œuvre de cet étage. Il s’agit d’une vidéo, d’une trentaine de minutes, composée comme un collage de fragments d’entretiens, d’archives, d’images documentaires, mais également d’extraits de vidéos de Wu Tsang.
Nous y voyons l’écrivain et essayiste James Baldwin, dans un entretien filmé en noir et blanc dans les années 1960. Il y évoque sa prise de conscience de la position critique et ambiguë de la minorité noire aux États-Unis dans le face à face violent qui l’oppose à la majorité blanche, qu’il définit ainsi : vaste, inattentive, indifférente, cruelle.
Ce passage est suivi d’une scène dans le décor de The show is over,. Nous y retrouvons d’ailleurs un de ses personnages, qui nous frappe par son regard caméra prolongé en gros plan.
D’autres séquences du film et de sa bande son s’intercalent tout au long de cette seconde
vidéo. S’agit-il de scènes coupées ou bien d’extraits du travail en cours ?
Apparaissent ensuite à l'écran, des proches de Wu Tsang, Edward George et Dhanveer Brar, écrivains et musicologues, ils s’entretiennent sur la musique postcoloniale « black pop», et sa capacité à rassembler une communauté. Il en est question comme d’une arme de conquête, de transcendance par la beauté d’une identité en partie forgée par l’oppresseur.
Nous retrouvons plus tard James Baldwin en dialogue avec des passages de films avec l’icône hollywoodienne Bette Davis, qui a marqué son enfance de ses yeux hypnotiques. Ces archives de l’actrice sont remplacées dans la scène qui suit par une Bette Davis contemporaine incarnée par l’actrice Lena Schwartz. Elle porte une robe argentée, et tient une flûte de champagne et une cigarette. Elle semble répéter un rôle en dévorant la caméra des yeux. Elle rejoue, comme un refrain cette même phrase : The more we read all that beauty, the more unreadable we are, qui s’avère également être le titre de la vidéo.
Au milieu de ces images, presque déconnectées des discours, nous percevons régulièrement des vols d’étourneaux, une baleine qui plonge comme autant d’évocations poétiques sous-jacentes.
Nous laisse-t-on ainsi accès à des coulisses, à une prise de note ? Nous observons une différence de qualité manifeste d’une séquence à l’autre, entre images contemporaines, d’archives, et à ce qui s’apparente à du “found footage”, qui consiste à travailler à partir d’images préexistantes.
Bien que l’on ait l’impression d’accéder à une méthode de travail partagée par Wu Tsang et Moved by the Motion, l’ensemble mouvant n’en n’est pas moins le résultat d’une sélection et d’un montage cinématographique affirmés. Si cette vidéo nous aura apporté quelques clefs de lecture, nous quittons néanmoins cet étage, augmentés de nouvelles interrogations.