Dérives avec Tarek Lakhrissi
jeudi 04 nov. 2021 de 18h à 18h43
Cette conversation Dérives avec l'artiste Tarek Lakhrissi revient sur les chronologies et expressivités queer et racisées qui marquent son travail prolifique.
En conversation avec Madeleine Planeix-Crocker, curatrice associée.
Tarek Lakhrissi est un artiste et poète français avec une formation en littérature. Il travaille dans les domaines de l'installation, de la performance, du film, du texte et de la sculpture, et s'intéresse aux questions politiques et sociales liées aux récits de transformation du langage, de la magie, de la bizarrerie, des codes et de l'amour.
Sa formation littéraire est nourrie d'influences d'autrices et d'auteurs féministes et queer, tels que Elsa Dorlin, Jean Genet, Monique Wittig et José Esteban Muñoz, conférant à son travail une atmosphère romantique. Chaque projet initié par Lakhrissi dérive du texte, de la poésie et du langage, qui sont ses principales obsessions, avant de traduire les idées de ces médiums dans les arts visuels. Son utilisation profonde du langage s'engage dans la performativité et réfléchit à des futurs queer poétiques, érotiques et nostalgiques.
Il enseigne dans le cadre du Master en Arts Visuels du CCC de la Head à Genève. Ses travaux ont été présenté en France : Palais de Tokyo; Paris (2020), CAC Brétigny (2020), High Art; Paris (2020), Grand Palais, FIAC; Paris (2019), La Galerie CAC; Noisy-Le-Sec (2019), Fondation Lafayette Anticipations; Paris (2019), CRAC Alsace; Altkirch (2019), INHA; Paris (2019), Villa Arson; Nice (2019), Fondation Gulbenkian; Paris (2018), Confort Moderne; Poitiers (2018), Doc!; Paris (2018), La Gaité Lyrique; Paris (2017), et à l’international: Museum of Contemporary Art; Biennale de Sydney (2020), Wiels; Bruxelles (2020), Palazzo Re Rebaudengo/Sandretto, Guarene/Torino (2020), Quadriennale di Roma; Palazzo delle Esposizioni, Rome (2020), Hayward Gallery; Londres (2019), Auto Italia South East; Londres (2019), L’Espace Arlaud; Lausanne (2019), Zabriskie; Genève (2019), Kim?; Riga (2018), SMC/CAC; Vilnius (2017), Artexte; Montréal (2017). Les oeuvres de Lakhrissi sont notamment dans les collections du Cnap, du Frac Aquitaine ou encore du FMAC. Il est représenté par la galerie Vitrine (Londres - Bâle) et est nommé pour le 22e Prix de la Fondation Pernod Ricard (2020-2021).
Madeleine est également co-directrice de la Chaire "Troubles, Alliances et Esthétiques" aux Beaux-Arts de Paris et membre permanent du Conseil Scientifique de le Recherche de l’ESAD de Reims.
Diplômée de Princeton University en études culturelles, Madeleine a obtenu un Master spécialisé en Médias, Art et Création de HEC Paris et un Master 2 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Elle y a porté un projet de recherche-création avec l’association Women Safe, où elle mène désormais un atelier de théâtre et d’écriture créative. Madeleine poursuit actuellement une thèse à l’EHESS (CRAL) autour des pratiques du faire-commun en performance contemporaine.
Elle pratique la danse et le théâtre depuis l’enfance.
Bibliographie
Justin Chin, Bite Hard, 1997, Manic D. Press, Inc.
José Esteban Muñoz, Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics, 1999, University of Minessota Press
Monique Wittig, Les Guérillères, 1969, Les Editions de Minuit
Transcription
Madeleine Planeix-Crocker
Bonjour à toutes et à tous. Je m'appelle Madeleine Planeix-Crocker et je suis curatrice associée à Lafayette Anticipations. Je suis ravie de pouvoir accueillir l'artiste Tarek Lakhrissi qui est également un ami proche. Et on parlera d'amitié entre autres, dans ce talk Dérives aujourd’hui, qui fait partie de notre programme public.
L'espoir de Dérives est de pouvoir inviter des artistes, d'être en échange avec elles et avec eux, autour de sources qui animent leurs travaux et de créer une forme de triangulation entre ces sources références, le dialogue des artistes et leur interprétation de ces œuvres et les travaux personnels des artistes donc c'est ce qu'on va faire aujourd'hui avec Tarek, qui nous a amené trois lectures très différentes et qui vont nous servir de portail de découverte à trois de ses œuvres à lui , également. Donc un fil rouge, si on veut, de cet échange, ce sera celui de l'intimité. On va retrouver l'intimité dans le langage, l'intimité dans la sphère privée d'une chambre et l'intimité dans le corps.
Donc Tarek merci beaucoup de nouveau.
Et je pense peut-être pour lancer la discussion et puis on en arrivera au texte, c'est aussi important pour celles et ceux qui nous écoutent aujourd'hui de savoir qu'on est ami·es. Et je pense que ça c'est une autre forme d'intimité qui apparaît en filigrane dans nos échanges et qui se ressentira. Donc on souhaitait l'adresser de manière assez …
Tarek Lakhrissi
Trigger warning : we’re friends !
Madeleine Planeix-Crocker
Donc, oui, on se connaît de longue date et qu'on a souvent des échanges autour de l'investissement ou du ré-investissement en tout cas de l'amitié par des gestes politiques et radicaux. Et donc voilà on a souhaité aussi assumer ce ton peut-être un petit peu plus familier que d'habitude mais qui est le nôtre...
Pour lancer la discussion il me semble que tu voulais nous lire un poème peut-être ?
Tarek Lakhrissi
Oui oui. Alors c'est un poème que j'ai écrit qui contient des fautes grammaticales volontaires. C'est un texte en anglais, donc je m'excuse d'avance pour les fautes. Et en même temps, je ne m'excuse pas parce que je suis un poète, donc je fais ce que je veux.
“Most of the time for many many days, hours, years, I’ve been following your rhythm.
Until I found mine
I build a castle, I sucked dicks, I found joy in loneliness
I draw new futures and oracles
I danced on Tinashe until late
I wrote letters for strangers
I look at the sky wondering where have you been all this time.”
Madeleine Planeix-Crocker
On va en arriver à la lecture de Justin Chin qui est un poète d'origine malaisienne qui nous a été présenté par une personne qui nous est chère, Ève Chabanon, que l'on salue
Tarek Lakhrissi
Hi Ève.
Madeleine Planeix-Crocker
En buvant dans ses tasses de thé faites à la céramique. Et Justin Chin a grandi à Singapour, et puis a vécu aux États-Unis, notamment à San Francisco où il est décédé en 2015. Et il parle de la vie queer asiatique américaine, dans un territoire dans lequel il a immigré notamment et dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle. Et ça nous permettra de faire le lien avec un de tes premiers films, avec une écriture poétique qui apparaît. Ce film s'appelle Hard to Love et il a été réalisé en 2017, et tu le narres en anglais et on y arrivera dans un instant mais on t'écoutera d'abord lire Justin.
Tarek Lakhrissi
Refuging
“I.
Where is my refuge,
my fine and favorite friend?
Sitting in the blue glow
of the steam room
where men pass each other like ghosts, silent,
suspicious, surveying
and strapped for some
humanness, I look through
the billowing wisps
of vapor to the man
standing at the door.
His strong limbs, all
I ever knew how to lean on,
His broad brown body, all
the touch I ever remember;
How often I have wanted him,
to feel his warm spit
against mine,
and to smell his fleshy need.
And if I never saw his face
again, I will know I last saw it,
handsome as ever,
passport size in the back pages of a newspaper.
And while I chase his shadow
down dimly lit hallways with stick floors
and sounds of other men
finding their bits of godsend,
I find that I do not show
up in a mirror anymore.
I have become yet another ghost,
like Caspar, friendly
and unselective.
Where is my refuge,
my fine and feathered friend?
In the smoke of a woodfire oven,
the smells of roast pork and chicken,
The chipping of ice blocks,
The popping of Anchor beer for the adults,
Pepsi for the kids;
and the clacking of mah jong tiles,
I watch my family at reunion.
Uncles and aunts prying into
each other’s children
secretly comparing notes.
Where is my refuge, my fine
and feathery friend?
Hiding in the space in which I loved you,
And the body
in which I find you,
demands it.
Where
is my refuge, my fine,
and festive friend,
From the roles of filial
concern inbred
through centuries
of parents and child
cycles of the necessity of home?
And while I hear the static of long
distance phone calls and air letters,
all caught between come and stay;
but homes and familial comforts
hold nothing in this court
of duty, shame
and responsibility
Where is my refuge,
my worn and weary friend,
from the men who loved me,
from the myths and philosophies
thrust upon me and my race?
Where is my refuge from the belief
that I will live to a hundred and five
That I will never get cancer,
nor high blood pressure
nor heart disease?
Where is my refuge from the men
who say, “I don’t really like Asians
but they are so much safer to fuck
these days”?
Where
is my refuge, my fine, my feathery,
my worn, my weary friend?”
C’est la toute première partie de son poème.
Madeleine Planeix-Crocker
De plusieurs pages.
Tarek Lakhrissi
Beaucoup plus long... de plusieurs pages. C’est très émouvant.
Madeleine Planeix-Crocker
Pour en arriver à Hard to Love, comme je disais c'est un poème qui figure et que tu narres en anglais, et dans lequel tu fais une distinction qui est assez importante, qui n'apparaît pas en langue française. Donc je je vais le dire en anglais entre talking about one self to others, and speaking a language. Et je pense que tu soulignes une forme de violence dans ce texte, qui apparait également dans celui de Justin Chin, qui est celle de la dissonance en fait qui existe entre la difficulté d’exister en tant qu’être et d’autant plus en tant qu’être identifié queer et racisé, et un langage en fait, une langue qui n’est pas la sienne et de s’articuler en tant que soi, dans une langue qui n’est pas la sienne. Donc on va regarder un extrait de Hard to Love et ensuite on en parlera un peu
Madeleine Planeix-Crocker
Je voulais te demander, comment est-ce que la poésie ou la forme prosodique , t’a permis de poser ce questionnement en lien à cette fiction identitaire que tu fais exploser, au même titre que celui du langage ou de la langue ?
Tarek Lakhrissi
Je n'en ai jamais vraiment parlé, mais ça vient d'une anecdote, de ma prof de français au lycée. J'ai grandi en banlieue, il y avait deux lycées, le lycée de la banlieue et le lycée du centre-ville. Et je ne sais pas pourquoi j'ai atterri dans le lycée du centre-ville et on était quelques personnes du coup racisées et minorisées, les personnes de couleur dans l'espace de cette école, qui était à majorité blanche. Et je me souviens qu'en cours de français, cette prof m'a un jour un peu rectifié publiquement, parce que je ne parlais pas assez bien le français qu'il faut. Donc parler, et de manière induite, enfin il y a cette question de quelles personnes sont autorisées à exister et quelles personnes ne le sont pas et comment justement la manière de parler est une première forme de contrôle et de manière de discriminer des personnes qui ne parleraient pas le bon français. Et cette expérience a été assez décisive parce que dans cette expérience violente de confrontation, c'est là où j'ai réalisé qu'il y avait un vrai pouvoir dans la langue et que le savoir est une arme, pour aussi reprendre une phrase de, je crois que c’est du rappeur Médine. Et donc à l’époque j'étais un peu dans cette sorte de découverte, qu’il y avait un monde dont on ne m’avait pas forcément parlé et donc je n'étais pas forcément outillé et que ce monde était un monde qui était un monde compliqué, un monde que je devais d'une certaine manière dompter. Et j'ai tout de suite compris qu'il fallait que je change ma manière de parler, que je change ma manière de présenter, que je change ma manière finalement de performer, pour être considéré comme un citoyen, à part entière. Ce qui est extrêmement, extrêmement violent et intense. Et je crois que c'est aussi pour ça finalement, que beaucoup de mon travail porte sur cette question d'aliénation, d'être un peu alien et de se sentir un peu ne jamais faire partie d'un espace et d’un temps, et qu'on est toujours un peu perçu comme des formes d'ennemis intérieurs. Et quand je dis, « on », je parle évidemment des personnes de couleur en France, qu'on est toujours perçu comme des sortes de menace, pour faire un lien aussi aux lances dont on parlera un peu plus tard. Et dans cette vidéo Hard to love, il y avait vraiment cette question de comment j'ai eu des difficultés à la fois à aimer le français, à aimer l'arabe qui est mon héritage personnel et l'anglais qui est finalement toujours cette porte de sortie qui permet un peu à ne ni trahir le français, ni l’arabe. Tu fais un threesome avec l'anglais et l'anglais un peu genre « ah welcome ! » Et donc tu arrives dans une autre forme de vortex et aussi évidemment de culture et de rapport aussi à d'autres formes de pouvoir. Et cette vidéo a été assez importante pour moi, parce que c'est la première vidéo que j'ai présentée un peu au monde, de l’art contemporain. A l'époque, je travaillais avec Vincent Honoré et Cédric Fauq pour la Baltic Triennale à Vilnius, en Lituanie. Et j'avais une sorte de carte blanche et j'avais écrit ce texte un peu suite à une sorte de relation amoureuse qui avait un peu mal fini. Et ça me paraissait important d'allier cette sorte de peine, de perdre quelque chose comme le fait de perdre sa langue ou comme le fait de perdre une partie de soi, à force d’être forcé de fiter dans la société, en fait. Et c'est un peu une forme d'héritage, cette vidéo, de comment il y a aussi un désir, je ne sais pas, de transformer ce rapport au langage et de le disséquer, d'en faire un outil premier pour vraiment, dans un premier temps, m’exprimer et dire des choses et aussi de pointer ce qui ne va pas dans ce langage, pointer aussi cette difficulté à trouver des portes de sortie.
Madeleine Planeix-Crocker
Et l'arrivée au théâtre, ça c'est fait à quel moment ?
Tarek Lakhrissi
Au lycée, à cette même époque j'avais choisi l'option théâtre et j'avais adoré. Et j'ai décidé à l'université de me concentrer sur la littérature et le théâtre, à la Sorbonne Nouvelle, j'ai étudié pendant 5 ans. Et le théâtre a été un peu assez spontanément la direction que j'ai choisie parce que je me sentais bien dans cette question d'oralité et de rapport à l'espace et aussi de cette construction dans notre monde qui, évidemment, est toujours maintenant récurrent dans mon travail. Et le théâtre a été un peu une sorte de nouvelle porte d'entrée où je suis allé voir plein de pièces, du coup à Paris. Donc j’ai essayé de vivre à Paris. Et il y a eu ce moment très précis qui est la découverte de Robert Wilson et de Einstein on the Beach, et cet opéra qui est une forme de synesthésie totale et une sorte de synchronicité entre un travail de danse, de musique répétitive avec Philip Glass, de texte notamment, basé sur des répétitions et des formes de tâtonnements et de complexité, texte écrit par Christopher Knowles, qui est pour moi très cher. Et ça a été un peu la sorte d'explosion, à la fois de comprendre comment un texte peut devenir un objet aussi bizarre et aussi mystérieux que cet opéra et comment … Je crois qu'à ce moment-là, j'ai eu aussi un peu un rapport à l'espace et un rapport aussi peut-être plus plastique et visuel qui a commencé un peu à naître, avant que j'aille à fond.
Madeleine Planeix-Crocker
C'est une transition toute faite vers cet autre espace d’intimité qu'on voulait aborder, qui est celui de la chambre et donc du coup que tu mets en scène dans une performance assez récente, qui s'appelle Sick Sad World, qui date de l'année dernière. à mon tour, je voulais lire un petit passage de ton ouvrage, donc Fantaisie Finale qui m'a particulièrement marquée pour introduire et faire le lien avec cette autre dimension intime. Donc :
« UN MILLION DE RAISONS D’ÊTRE SAND AND HORNY.
Ma chambre est partagée avec mon frère et ma sœur. J'ai peu d'intimité. Je passe mon temps dehors, dehors, c'est un peu ma vraie maison, du coup je traîne jusqu'à tard. Ma mère m'appelle Le Sauvage. Dehors je me sens bien, j’y laisse des secrets, je plante un décor où tout se passe comme je le souhaite. Il y a des personnages fictifs derrière les blocs, parfois je passe des heures à la bibliothèque municipale. On entend parler d'une apocalypse. C’est 2005, la France est en feu. L’été est lourd, les journées longues. On joue au baseball avec une balle de tennis et des bouts de bois trouvés sur le sol. On joue aux cartes. Parfois aux échecs avec des cailloux et des bouts de verre. Dans ma chambre, j'écris un poème pour lui. Toi, tu es toi et moi, je suis là-bas. On pourrait être ensemble mais tu trembles … Je suis seul, c'est un soleil. On s’aime comme des rebelles ou un autre que j'ai déchiré ensuite. »
Alors j'aime bien qu'on retrouve les premiers écrits et les émois aussi dans la chambre. Mais comme le dit une autre source que tu voulais évoquer, convoquer aujourd'hui, à savoir les écrits de José Esteban Muñoz, qui est un important auteur des études de performance et de genre, la chambre n'est pas toujours l'espace le plus safe, le plus secure, parce que c'est aussi un temps de découverte de soi, dans ce qu'il appelle cette fiction identitaire finalement. Et donc ça peut être un moment où on fait face à nos propres vulnérabilités. Et donc ça nous amène à son texte, dont tu vas nous partager un extrait.
Tarek Lakhrissi
Donc c'est l'introduction “Performing Disidentifications”. Ça s’appelle Marga’s Bed, le lit de Marga :
There is a certain lure to the spectacle of one queer standing onstage alone, with or without props,. bent on the project of opening up a world of queer language, lyricism, perceptions, dreams, visions, aesthetics, and politics. Solo performance speaks to the reality of being queer at this particular moment. More than two decades into a devastating pandemic, with hate crimes and legislation aimed at queers and people of color institutionalized as state protocols, the act of performing and theatricalizing queerness in public takes on ever multiplying significance.
J'aime beaucoup ce rapport au rêve et pour venir du coup à Sick Sad World, comment la pièce a vraiment été écrite pendant la pandémie. Et pendant la pandémie on a tous passé beaucoup de temps dans nos lits, pour celles et ceux qui avaient un toit. Et passer autant de temps du coup chez soi, et dans ce lit a été un peu le point de départ de penser un lit. Et dans ce lit je lisais beaucoup, et je regardais à nouveau des séries comme Buffy contre les Vampires, et Daria, personnage de dessin animé, qui pour moi est un peu une sorte de contre-figure de la pop culture. Elle a toujours un peu ce rapport contradictoire et rebelle par rapport à ses collègues, ses camarades. Et Daria pour s’échapper dans son monde imaginaire et pour trouver des espaces, on va dire, peut-être de liberté, elle regarde beaucoup une série fictive qui s’appelle du coup Sick Sad World, un monde triste et malade. Et évidemment pendant cette pandémie, cette occurrence a tout de suite fait clic dans ma tête. J'ai imaginé ce lit comme un lit qui était un peu un lit pour elle, qui serait construit dans une forme de roche avec plein de cristaux, des sortes de faux serpents qui sortent et brodé sur les draps “Sick Sad World’’ comme une sorte de formule, comme une sorte aussi de rappel que le monde est triste et malade. Et la conception du lit a été faite notamment en collaboration avec Theo Demans qui est un artiste. Et on a imaginé un peu ce lit un peu comme une forme aussi de scène. Et c'est là où la performance a pris lieu, parce que le lit a amené aussi à l'écriture de la performance, qui ensuite a été proposée comme un solo de danse pour Joshua Serafin qui est un performer Philippin, queer, basé à Bruxelles où j’étais à l’époque. Et cette pièce a vraiment été, pour moi aussi, une scène pour moi-même parce que c'était une manière de me projeter pour ma propre histoire adolescente et comment cet espace du lit ramenait aussi à un espace du rêve, un espace du cauchemar, un espace aussi surnaturel avec des fantômes pour aussi ramener d'autres éléments de la culture populaire que sont les films d'horreur. Il y a beaucoup de scènes qui se passent dans des chambres en l'occurrence. Et j'ai un peu imaginé cet espace d'une sorte d'allégorie de Daria, mais qui serait du coup racisée et queer et comment cet espace du lit est aussi un espace de transformation pour assumer une forme de fureur en fait adolescente, une forme de désir de vivre, est un désir d'exister, à la fois dans des identités qui vont plus être femme, dans des désirs finalement de ne pas concevoir à des normes et à aussi laisser un peu de la place justement à l’expression des émotions, la poésie et des formes de conversation. Et la pièce est vraiment basée, sur cette transformation et à la fin, où on le suit d'abord dans son sommeil un peu troublé, ensuite il y a une voix off qui apparaît. Et qui est une sorte de monologue en fait, qui parle en fait de ce sentiment de se sentir bizarre, de sentiment différent, de se dire d'être un sauvage en fait, d'être un monstre, vu qu'on se retrouve souvent amené à des formes d’essentialisme. Et ensuite, il y a cette transformation à la fin où Josh lipsync et danse sur un remix de Dua Lipa, Let's get physical, et qui est un peu un moment de célébration en fait et de respiration après une séquence très intense où les émotions sont troubles, confuses, comme elles le sont quand on est ado en fait. Et ce moment de shift où finalement on assume une part de soi et qu'on dit un peu, « fuck » à tout le monde et qu'à partir de ce moment-là il y a un autre monde qui re-nait, qui se crée et tout est possible en fait. Et c'était un peu là où je voulais aller avec cette pièce.
Madeleine Planeix-Crocker
Et je trouve ça trop beau de voir le lien entre des souvenirs d'enfance qui ont marqué ton rapport avec ta chambre qui était plus ou moins intime parce qu'un espace que tu partageais du coup avec ta sœur, mais dans lequel tu ramenais l'ensemble de ces références qui étaient les tiennes, qu'elles soient les livres que tu lisais, de fantaisie, ou les séries télé aussi et qu'on les retrouve de nouveau dans un travail plus actuel et qui anime cette espace de performance qui est vraiment celui d'un décor, quasi théâtrale finalement, cette pièce-lit est faite comme une sorte de pierre volcanique magique. On y trouve des ongles, des faux-ongles en violet qui sont superposés mais presque comme des écailles de reptiles ou de caméléons, qui est un reptile, qui te suit aussi dans ton travail. Et donc des textures qui sont juxtaposées avec ce satin très doux aussi, et on n'y retrouve en fait cette contradiction qu'on ressent dès l'enfance, je pense, entre la beauté sublime que peut nous permettre un imaginaire ou des velléités même utopistes dans lesquelles on croit véritablement et puis ce Sick Sad World dans lequel on se retrouve tou·te·ss.
Tarek Lakhrissi
Je crois que c’est important à un moment d'insister sur la violence du monde, indépendamment de chaque personne et chaque identité et chaque complexité et comment il y a pour moi on fait un désir, en tout cas par l’art, de rappeler d'autres espaces de joie mais aussi de tristesse et aussi peut-être parfois d'ambivalence entre les deux et que ça fait partie du monde, ça fait partie de la vie, ça fait partie de soi. Mais c'est important pour moi de vraiment donner cet espace à juste des formes magiques, parce qu'on peut avoir tendance effectivement à les oublier ou à se retrouver vraiment pris sous le poids en fait, des violences extérieures ou du moins de ce que chaque personne peut traverser dans sa vie. Et c'est vraiment quelque chose qui est très central d'adresser ça, des espaces de magie.
Madeleine Planeix-Crocker
Et je pense aussi et ça nous permet d'en arriver au troisième volet d'intimité, voilà qui est le nôtre aujourd'hui, qui est celui des corps dans ces espaces. Et comme je le disais tout à l’heure, la chambre peut être cet espace d'émancipation, en tout cas de découverte de soi mais aussi de grande violence. Et donc, qu'est-ce qu'on fait pour se défendre et pour s'armer aussi. Ça nous amène à un autre volet de ton travail qui est là, qui prend une autre forme, plus sculpturale et de l'ordre de l'installation, à savoir Unfinished Sentence II, que tu as pu présenter au Palais de Tokyo assez récemment l'année dernière aussi pendant l’exposition Anticorps. On voit des formes sculpturales suspendues au plafond et qui représenteraient, qui seraient en tout cas une forme de traduction, interprétation, des armes que prendraient les Guérillères, donc plus qu'un clin d'œil, un hommage véritablement à l’autrice lesbienne française Monique Wittig, qui a écrit ce fabuleux bouquin Les Guérillères et qui est une utopie, tout comme le pense José Esteban Muñoz par cet exercice de désidentification donc défaire des représentations de domination, pour se révéler autrement par des identités plus sous-communes, plus souterraines en tout cas, ou marginalisées. Et tu leur proposes là, des formes sculpturales, des armes qu'elles pourraient adopter dans cette utopie de fxmmes. On t'écoute.
ESPACEMENTS DORÉS LACUNES
ILS SONT VUS LES DÉSERTS VERTS
ON LES RÊVE ON LES PARLERA
LES OISEAUX DE JAIS IMMOBILES
LES ARMES COUCHÉES AU SOLEIL
LE SON DES VOIX CHANTANTES
LES MORTES LES MORTES LES MORTES
CONNIVENCES RÉVOLUTIONS
C’EST L’ARDEUR AU COMBAT
CHALEUR INTENSE MORT ET BONHEUR
DANS LES POITRINES MAMELLÉES
LES PHÉNIX LES PHÉNIX LES PHÉNIX
CÉLIBATAIRES ET DORÉS LIBRES
ON ENTEND LEURS AILES DÉPLOYÉES
LES OISEAUX LES SIRÈNES NAGEANTES
LES ARÊTES TRANSLUCIDES LES AILES
LES SOLEILS VERTS LES SOLEILS VERTS
LES PRAIRIES VIOLETTES ET PLATES
LES CRIS LES RIRES LES MOUVEMENTS
ELLES AFFIRMENT TRIOMPHANT QUE
TOUT GESTE EST RENVERSEMENT.
C'est la première page de Les Guérillères et c'est drôle, on dirait une incantation.
Madeleine Planeix-Crocker
À oui. Il y a quelque chose de l’ordre de l’appel. D'un chant, du rituel presque. Il y a une grande douceur finalement dans ses paroles et en même temps il y a une tension avec une violence qui est subie, qui est ressentie. Et donc peut-être pour faire le lien avec les sculptures que tu proposes, qui ont quelque chose de l'ordre d'anges qui tombent, quand tu arrives dans cet espace tu vois une forme de légèreté, une finesse dans ce geste là, mais aussi quelque chose à quelqu'un quelque chose avec des pointes en pique. Donc si tu pouvais nous parler en effet de ce lien entre quête de tendresse, là vers où on tend finalement, et puis aussi le ressenti de cette menace et d'être dans la défense, de savoir se défendre, pas en étant forcément sur la défensive non plus. Et ça c'est peut-être un autre lien avec Elsa Dorlin dont on parle beaucoup.
Tarek Lakhrissi
Oui, Elsa Dorlin et Se défendre: Une Philosophie de la Violence, qui est un ouvrage aussi important. Oui Unfinished Sentence donc “une phrase non finie, interrompue”, je crois qu’on peut dire ça, est vraiment, est aussi née d’un … enfin en plus de la conversation avec Monique Wittig et Les Guérillères, elle est née avec une conversation avec une directrice, Elfi Turpin au CRAC Alsace en 2019 qui m'avaient invité à produire une pièce. Et c'était un peu le point de départ parce que c'était beaucoup de conversations pour essayer de comprendre en fait les codes et les énigmes de Monique Wittig dans ce livre. Et on avait des conversations hyper intéressantes et intenses sur qu'est-ce qu'elle voulait dire, qu'est-ce qu'elle raconte et comment ce livre a vraiment … pour moi aussi, c'est une forme de succession de secret en fait. Et en le lisant, j'étais aussi extrêmement ému par la générosité de ces images, ces images d'insurrections qui n'ont pas lieu, de sorte d'énergie mythique en fait, qui pour moi faisait vraiment écho au désir de créer un nouveau langage, au désir un peu de dire des choses à des personnes qui sont concernées et là pour le coup de la désidentification de Muñoz peut-être un point intéressant même si la désidentification de Muñoz est quand même très très liée à la performance et aux personnes racisées, et ce qui n'est pas forcément le cas directement de Monique Wittig. Mais il y a vraiment un désir de communiquer dans ce livre. Et ces codes, pour moi, j'ai tout de suite eu des images de lances tordues, suspendues qui devenaient en fait une phrase. Vraiment, l'agencement de toute cette sculpture a été une manière de dire une phrase, écrire une phrase, que tu peux comprendre comme tu veux, en fait. C'est-à-dire qu'il y a quelque chose qui peut très vite devenir de l'ordre du miracle. Et c'est un peu ce qui m'intéressait aussi avec cette pièce, c'était vraiment de toucher à cet endroit là, comment l'agencement de toutes ces lances qui sont à la fois fascinantes, qu'on a envie de toucher, qui sont en fait dangereuses et sont potentiellement menaçantes et c'était aussi un peu une manière - d'amener à la propre expérience personnelle en tant que corps, à considérer comme menaçant si on pense en lien avec la masculinité, effectivement, la masculinité racisée en l'occurrence. Ces lances sont aussi des Guérillères. Ces Guérillères sont aussi celles que Wittig appelait à imaginer s'adresser mais aussi pour moi des guérillères qui font partie de mon enfance comme Buffy contre les vampires, Xena la Guerrière. Donc la bande sonore qu'on entend aussi sont inspirées de ces 2 génériques, qui ont été conçues par l'artiste Ndayé Kouagou que je salue d’ailleurs. C'est vraiment des Guérillères contemporaines, ça c'est important pour moi des figures de femmes qui m'inspirent, qui font bouger les choses et qui ont un discours qu'on peut considérer comme radical. Je cite beaucoup Assa Traoré, Fatima Ouassak, Kaoutar Harchi, Maboula Soumahoro et souvent après j'ajoute ma mère et ma sœur, qui sont importantes, très importantes pour moi et qui sont aussi mes premières représentations de guérillères, en fait, que j'ai dans ma vie. Et je crois, oui, que cette idée de se créer et cette idée de formule m'a profondément motivé en fait à la conception de ses sculptures et à la manière dont elles créent un ensemble que j'espère, en tout cas j'espère, difficile à dire, à voir, à comprendre. Et je suis heureux qu'il y a eu plein de réactions, qu’il y ait des réactions aussi fortes aussi à cette pièce qui est pour moi vraiment une manière de dire plein de choses on ne disant rien, je dirais. Je ne sais pas si ça fait sens ce que je dis ?
Madeleine Planeix-Crocker
Si bien sûr. Et qu'on retrouve aussi la volonté d'écriture, la tentative d'écriture parce que j'ai l'impression que c'est souvent de l'ordre du désir de l’écrit. Ton travail traite de ça, de cette envie là et puis finalement de l'acceptation que ce qui ressort finalement sera interprété l, mais de trouver différentes formes matérielles et pratiques de mettre cette tentative d'écriture en place. Je trouve que ça fait sens dans tout ce que tu as pu proposer de tes poèmes que tu écris encore, en passant par la performance, qui est une autre performance d'écriture scénique, à la sculpture et que finalement on retrouve un alphabet de lances suspendu de cette manière là, qui également est une poésie en soi.
Merci Tarek d'avoir partagé cette tisane avec moi et ces lectures.
Tarek Lakhrissi
Merci beaucoup de ton invitation, j’ai passé un très bon moment.
Madeleine Planeix-Crocker
Moi aussi. On espère que vous aussi.
Tarek Lakhrissi
Merci.
Madeleine Planeix-Crocker
On est content de voir le soleil qui se couche et de le vivre ensemble à la Fondation. Et on se retrouvera pour les prochaines séances Dérives, en live. À bientôt.