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Rencontre

⇢ Lifetime #24 | "La fin d’un monde”, Emanuele Coccia et Clément Delépine

Une conversation inédite pour Lifetime avec Clément Delépine et le philosophe Emanuele Coccia autour de l'accélération de la fin d'un monde.

Emanuele Coccia est un philosophe d'origine italienne, maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales.

Bibliographie

Coccia, Emanuele. La Vie sensible, Rivages, 2011

Coccia, Emanuele. La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Payot et Rivages, 2016

Coccia, Emanuele. Métamorphoses, Rivages, 2020

France Culture : Emanuele Coccia, « La vie n’est rien d’autre que ce cycle à travers lequel chaque être se mélange au monde par le souffle »

France Culture : Emanuele Coccia, philosophe de la métamorphose

Le Monde : Entretien avec Emanuele Coccia

Leopold, Aldo. Almanach d’un comité des sables, Garnier Flammarion, 2001

Levi-Strauss, Claude. Race et Histoire, Gallimard, 1987

Libération : Entretien avec Emanuele Coccia

Transcription

Clément Delépine

En préparant cet entretien, je me suis rappelé une citation de Claude Levis-Strauss que j’affectionne, même si elle fait un peu sujet de baccalauréat : “Le barbare c’est d’abord celui qui croit à la barbarie” ; ça me fait penser que le dominant c’est d’abord celui qui croit en sa propre domination; nous, en tant qu’espèce, on se pense supérieur aux autres règnes : animal, végétal ou minéral; et malgré toute cette puissance on est paralysé par une particule infinitésimale, par un virus, et je me demande ce que cette situation t’inspire et si selon toi elle aplani les hiérarchies du vivant.

Emmanuele Coccia

Tout à fait. Parmi les choses qui m’ont le plus frappé de l’urgence et de ce que l’on est en train de vivre, c’est la situation paradoxale qui fait que l’être le plus minuscule sur terre, l’organisme auquel on a du mal à attribuer le statut de vivant, qui dans son propre corps rend difficilement traçable la frontière entre une vie chimique donc une vie de la matière inorganique et une vie probablement biologique donc organique - car le virus c’est ça - est capable de faire s’agenouiller la civilisation. 

On pourrait même dire avec l’arrogance qui nous caractérise, qu’il oblige la civilisation la plus technologiquement développée de l’histoire de la planète, à vivre pendant des semaines et des mois assignée à domicile. 

Cette situation est quelque chose qui est libératoire d’une certaine manière malgré l’horreur et les nombre de morts que cela produit, parce qu’elle nous libère - j’ai l’impression - de l’illusion d’une toute puissance qui nous tétanise, qui nous paralyse depuis un moment; même les derniers débats autour de l'anthropocène, autour des dégâts de notre existence sur la planète depuis quelques siècles, autour de ce que l’on produit sur l’ensemble des écosystèmes terrestres, étaient ou sont parfois paralysés par un instant narcissique. 

Au fond on se plaît tant à dire “Regardez comment nous sommes puissants dans la destruction” . 

Nous sommes passés d’un narcissisme positif, de celui qui s’adore et qui considère l’homme au sommet de la création et regarde avec mépris tout ce qui est en dessous de lui, à une étrange forme de narcissisme de celui que nous sommes pas, et qui fait que l’on se considère comme étant au sommet de la destruction. 

On a entendu plusieurs fois l’idée qu’aucun autre vivant n’est capable de déstabiliser des écosystèmes comme nous l’avons fait, et évidemment d’un point de vue scientifique, biologique et même d’un point de vue de faits, ce discours c’est du n’importe quoi, c’est un discours d’une nature théologique, c’est une magnification négative de l’homme. 

C’est un véritable défi à notre narcissisme, parce que ce virus nous montre qu’un être qu’on arrive à peine à voir, à une puissance, une capacité de mouvements et de pénétration incomparable; ça détruit les hiérarchies aussi, parce que ça nous montre à quel point l’affirmation d’un ordre dans la vie, correspond aussi toujours à une partie de mort et l'ambiguïté qu’il y a entre l’existence et les décès. 

De ce point de vue, il ne faut surtout pas glisser dans cette lecture assez paranoïaque de ce qu’il se passe et qui reconduit cette pandémie exclusivement aux erreurs de la gestion humaine que l’on a faites ou aux dégâts écologiques provoqués par notre mode de vie. Des dégâts qui sont réels et qui sont absolument à éviter dans le futur. Lire cette pandémie comme une simple conséquence de nos erreurs c’est encore une fois considérer que l’on est vraiment l’alpha et l’oméga de n’importe quel événement planétaire, et c’est surtout nier que les autres : les virus, bactéries, l’éléphant, le lion, ont une agentivité, une capacité d’agir qui ne dépend pas de nous, qui est autonome, qui a une capacité de nous tuer, de nous mettre en danger…

Clément Delépine

Ça reste une perspective anthropocentrée selon toi ? 

Emmanuele Coccia

Absolument, ça reste une perspective extrêmement anthropocentrée, extrêmement paranoïaque aussi.

Clément Delépine

Est-ce que tu penses que cette situation que l’on vit est propice justement au décloisonnement des champs de réflexions et des disciplines scientifiques, que tu prônes dans tes écrits il me semble ? 

Emmanuele Coccia

Elle nous appelle, elle nous convoque, elle nous pousse à décloisonner les savoirs, les pratiques, les compétences, mais je ne pense pas que ce soit une situation propice à cet acte de décloisonnement; au contraire ça produit le phénomène opposé : on observe que chacun essaye de tirer la couverture un peu à soi : il y a la lecture purement économique, la lecture purement écologique, la lecture purement médicale ou épidémiologique et on a du mal à produire un discours qui n'appartiendrait pas à une seule discipline. Nous n’avons pas cette culture politique qui nous permettrait de faire de ces différents savoirs quelque chose de commun. 

Pour revenir à l’art, c’est un peu le travail que fait un·e commissaire par rapport aux différentes œuvres d’art qu’il ou elle a envie de montrer dans une exposition. C’est comme s’il y a les différents savoir qui s’approprient cet événement, pris dans leur égocentrisme, et ils ont donné tellement peu de pouvoir à une autorité commune qui serait le/la commissaire que ce qui en résulte c’est juste une exposition qui est une accumulation hétéroclyte d’oeuvres différentes et non une vraie exposition. 

Clément Delépine

En conclusion de Métamorphoses tu écris ces mots “L’avenir n’est pas dans l’immensité du ciel, mais au contraire microscopique, comme un virus” et j'espérais que tu puisses revenir un petit peu sur ce que tu entends par là, et sur ce que ça peut vouloir dire.

Emmanuele Coccia

L’idée c’était de revenir sur cette pratique millénaire de lever les yeux au ciel pour deviner, comprendre, anticiper le futur et de proposer un renversement; c’est à dire sur la base du fait qu’il n’y a pas de différence anthropologique entre le ciel et la terre puisque la terre est une partie du ciel, on l’oublie mais la découverte de Copernic signifie cela. La terre est une portion du ciel, et nous habitons le ciel et pas un autre endroit. Il faudrait donc, non pas regarder le ciel lointain ou éloigné, mais bien la portion du ciel qui nous est proche, celle sous nos pieds, et donc il faut regarder la terre, il faut regarder en bas pour deviner le futur, car le futur est juste en bas de chez nous, dans la pierre.

La deuxième idée est que le futur n’est pas un objet distant, qu’il n’existe pas comme existe le passé; le passé existe toujours comme monument, comme chose qui occupe de la place, qui s’étale dans l’espace et qu’il faut, d’une certaine manière, réparer, soigner, couver. Le futur est à la fois quelque chose qui existe dans des portions minimales de l’espace, que l’on ne peut pas soigner, qui au contraire nous fait tomber malade, parce que  le futur est aussi une maladie du présent, un cancer de l’éternité. Au fond, l’avenir est ce qui nous empêche de rester ce que nous sommes.

Et donc, d’une certaine manière, la métaphore la plus adaptée pour comprendre ce que c’est le futur - surtout pour des vivants - c’est le virus. 

Si on y réfléchit, le virus pourrait être décrit, en s’éloignant de la définition strictement micro-biologique, comme le mécanisme permettant aux cellules de se développer et de se reproduire, mais comme s’il avait gagné une autonomie par rapport au reste de la cellule; c’est ce même mécanisme qui permet la vie, mais détaché du reste du corps, qui flotte librement dans l’air face à nous et qui est capable de rentrer dans n’importe quel autre organisme. Il incarne les pensifs métamorphiques qu’il y a à l’intérieur de toute vie, mais qui s’est rendu autonome. Il incarne donc le devenir de toute vie.

Dans le livre, je termine avec cet adage de ce très grand écologiste américain Aldo Leopold “Il faut vivre vite, mourir souvent”. Face aux virus de l’avenir, la seule stratégie possible, c’est justement d'accélérer sa propre vie et de se laisser mourir face au futur, face à l’avenir. 

Ça sonne un peu étrange ou bizarre ou même cynique, mais il ne faut pas oublier que dans notre ADN il y a des portions de virus assez importantes. Ce que l’on dit aujourd’hui c’est d’un côté quelque chose de mortel, mais de l’autre côté c’est aussi un mécanisme ordinaire, trivial, qui permet à tout vivant de changer de visage et d’expérimenter de nouvelles formes de vie et d’existence. 

Pour revenir à la situation présente, c’est difficile de savoir quel monde nous attend lorsque l’on sortira de cette crise. Mais ce qui est sûr, c’est que l’arrivée de cette pandémie a accéléré la fin d’un monde qui était déjà en agonie et amène un futur qui est assez ouvert, à la fois angoissant et plein d’espoir, qui dépendra en grande partie de la réaction que l’on aura à cette période de crise.

Clément Delépine

En conclusion, j’aimerai revenir sur quelques mots que tu as prononcé ou écrit récemment dans le cadre d’un entretien donné à Libération où tu dis que les Etats-Nations font tout pour combattre l’atmosphère, c’est à dire combattre le mélange, la circulation, la transformation des êtres et que la nouvelle carte du monde devrait partir de la capacité des hommes à migrer, dégager l’être humain des notions de peuples et de territoires. 

Puisque l’on parlait du vivre ensemble, de l’habitat multi-spécifique, et que tes ouvrages proposent aussi de renouveler la manière dont on habite le monde, je me demandais si tu pouvais peut-être ouvrir quelques pistes de réflexions sur comment repenser la manière dont nous habitons le monde et quelles pourraient être les alternatives ? 

Emmanuele Coccia

Une des expériences les plus intéressantes de cette pandémie, c’est l’impuissance de la tentative humaine de fracturer l’espace planétaire, de monter des frontières. On voit à quel point la vie circule, qu’elle se définit à partir de sa capacité, de sa puissance de brassage. 

Même la plante, même un arbre qui est censé être le vivant le plus stable, doit construire des instruments qui sont variés pour lancer sa propre progéniture le plus loin possible de lui-même. Le passage entre les générations bouscule la géographie de la planète. 

Le système politique sur lequel on a basé notre existence jusqu’à aujourd’hui, qui nous a donné plein d’avantages et de possibilités, est basé sur une forme assez étrange d’astrologie inverse. 

A chaque fois que l’on me renvoie à ma nationalité italienne, ce sont les mêmes gestes que l’on fait lorsque l’on me dit que je suis un gémeaux car je suis né le 6 juin. Lorsque l’on détermine quelqu’un d’un point de vue astrologique, on définit son identité à partir de la position des planètes, et pour déterminer l’identité politique d’un individu - dans la majorité des cas - on la déduit en fonction de sa position par rapport au ventre de sa mère. C’est comme si, au lieu de regarder le ciel, on regarde la terre. Mais c’est un point de vue ridicule, car les territoires préexistent aux habitants, alors que d’un point de vue biologique, les territoires sont le résultat de la vie des habitants, l’environnement ne préexiste jamais à l’être vivant qui s’y installe, il est le résultat de la vie et du maniement constant que chaque être vivant opère sur l’espace qui l’accueille pour rendre possible sa vie.

Le grand défi du futur est de penser une politique qui s’est définitivement débarrassé de l’idée de frontière. C’est un faux concept de tout point de vue; d’un point de vue biologique, même d’un point de vue géologique, car on oublie toujours que les continent sont des radeaux en mouvements perpétuels sur une temporalité plus longue; La configuration géographique de la planète change tout le temps.

La vie n’est que cette capacité à tracer une frontière et de la dépasser; dès qu’un vivant produit une frontière, cette frontière devient un seuil, parce qu’il faut qu’il soit possible de sortir et de rentrer tout le temps, tout comme la lumière, les sons, les odeurs, les virus, etc etc